Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Extrait du texte

ÉPISODE 6 : Moritz, mon pote !

MORITZ/LULU/CHŒUR

-. T’as oublié de manger un clown Lulu ?
-. Je sais pas, je sais pas ce qui va pas, là, dans ma tête.
-. Prends-ça.
-. Je fume pas, tu le sais, non ?

Moritz, c’est ton meilleur pote.
Moritz, ce n’est pas n’importe qui.
C’est pas le plus futé, mais c’est Moritz et y compte.
Moritz, il est comme toi, le monde est tout flou quand il perd ses verres de lunettes.
Moritz, comme il a le côté sensitif des doigts hyper-développés, on l’a spécialisé tout de suite dans les travaux délicats. Lui, il fait dans la thanatopraxie.
La première fois que tu as vu Moritz, c’est quand tu es rentré de ton premier jour dans l’établissement spécialisé.
Tu étais monté en haut de ta tour. Moritz était là.

-. C’est quoi ces lunettes de mouche ?
-. C’est parce que j’ai dit que je voyais pas les lettres du test ?
-. Et tu les vois ?
-. Comme ton nez au milieu de la figure.
-. Alors pourquoi tu pleures ?
-. Parce que je peux pas enlever les lunettes, si je les enlève, ils sauront que j’ai menti et je serai obligé d’aller à la Haute École Militaire
mais si je les garde, j’ai les yeux qui rétréciront et bientôt ils seront absorbés par le trou noir de mon visage. Et /
-. Ça fait mal ?
-. Je vois pas le monde comme toi tu le vois.
-. Je sais pas. Pour moi, le monde s’arrête au bout de mes doigts et plus le temps va passer et plus le monde s’arrêtera à la phalange intermédiaire de mon index, puis à la proximale et lorsque bras tendu je ne verrai pas plus loin que le bout des métacarpes de ma main, je sais qu’il restera quelque mois avant que les couleurs se confondent et que ce ne soit qu’une nappe brune qui s’écrase sur ma tête. Alors ce seront les pointes de mes phalanges distales qui prendront la suite et la relève /
Dégénérescence cellulaire.
-. Là, tu me vois là ?
-. Bois ça, au moins ça, ça te permettra de tenir et ça accélérera le processus.
-. Jaegermeister !
-. A nous, les dégénérés !

« Ich bin so Schön, ich bin so tall, ich bin so Anton Aus Tyroll ! »

Et vous avez pris l’habitude de vous retrouver. En cachette vous buviez et vous vous claquiez les mains sur les cuisses à chanter la musique tyrolienne du grand-père de Moritz pour vous remonter le moral.

-. Assieds-toi, Lulu.

Aujourd’hui, Moritz te tend encore la bouteille. Vous finissez toujours par voir le monde en trois comme si le dédoublement des arbres allait devenir infini. Et le monde autour de vous
se met à bouger
et le monde autour de vous
finit par ressembler à autre chose que ce qu’il est.
On ne parle jamais de la laideur des blocs de béton dans lesquels vous vivez. Au milieu des champs, une barre en forme de tour avec rien d’autre que ça, la tristesse du béton à taguer pour seul refuge et colza à piétiner.
Alors aujourd’hui, vous prenez la décision de finir la bouteille les jambes accrochées à la rambarde d’escaliers et vous mettez une nouvelle cassette au minimum sur le walkman.
Marilyn Manson vous berce en psalmodiant son Sweet Dream.
Ça y est, vous renversez enfin l’état jaune du colza en pleine floraison.
Un ciel jaune comme ça qui aurait pu le croire.

-. Moritz, tu savais que lorsque tu regardes le ciel, c’est déjà le passé que tu es en train de regarder ?
-. Je sais pas.
-. Moritz, si c’est le passé que je vois
si je prends une navette et que je cours jusqu’à là-bas, je serai alors plus vieux
mais je pourrai tout reprendre depuis 0 ce que j’ai loupé ?
-. Je sais pas.
-. Moritz ?
-. Merde mon pote, je tiens plus comme avant. Ça doit être le colza.
-. Moritz, mon pote, un jour, ils vont finir par arriver ces cons d’extraterrestres, ce jour-là mon pote, je te jure que je t’oublierai pas quand ils viendront me chercher, tu verras mon pote, on fera le voyage en sens inverse et on reprendra tout au départ. On recommencera avant le moment du test. On recommencera avant le moment des cellules qui se rencontrent pour faire des bébés. On recommencera tout, on se refera un corps et une vie sur une autre planète.
Tu vois mon pote, demain sera un autre jour, et demain ce sera mieux qu’hier, même si demain n’est jamais vraiment là puisqu’il finit toujours pas être aujourd’hui.
-. Lulu, tu sais, je voudrais seulement que ça s’arrête de tourner /


ÉPISODE 8 : Taillez des haies, c’est bon pour la santé !

CHŒUR/BLUMSTEIN/LULU

« Alors Lulu », il te dit « on regarde les étoiles en plein jour ? Si tu crois que les arbustes vont se tailler tout seul on n’est pas rendu ! », il continue à te dire. « Allez Lulu, on se bouge la croupe parce qu’on va pas bailler là pendant huit jours. T’as intérêt de te mettre au travail, parce que des comme toi, y en a des centaines qui attendent à la porte ! », il te gueule.

« Tu fais comme je t’ai dit. Tu comptes et tu coupes. Va falloir que tu te rentres ça dans la tête. Il fut un temps où les comme toi on les laissait et c’est dans la rue que ça finissait, alors tu me fais plaisir, tu prends le taille-haie et tu te mets au boulot. » Il finit par te dire.

Toi, tu te dis que tu t’en fous de son discours. Il pense qu’il décide. Tu penses qu’il dit seulement tout comme le reste du monde car il n’a aucune personnalité : ils disent ce qu’il faut faire pour que tout soit bien comme il faut, point à la ligne sauf que c’est pas lui qui a inventé la règle, Blumstein. Toi, tu t’en fous, tu sais qu’eux comme toi, vous n’êtes qu’un flocon de poussière dans l’univers. Au final, ce n’est ni toi, ni lui, ni eux qui décidez, ce sont ceux qui restent sur leur écran de contrôle à des milliards d’années lumières qui savent. Ils savent que ce système auquel Blumstein et les autres croient n’est que du vent.
« Bon t’as compris ? Tu fais comme je t’ai dit. C’est important ce que je dis, d’accord ? alors tu te connectes et tu écoutes. »
Alors tu écoutes, par convention et sympathie, mais pas par intérêt et au fond de toi, tu pries pour qu’ils arrivent vite les extraterrestres et te sortent de là.
« Tu comptes deux et tu coupes. Pas 40 cm ! Juste là. Sinon tu coupes tout et tu fais crever le bazar. »
Toi, tu te dis alors que tu n’as pas envie de discuter, tu penses que le mieux c’est de ne pas mettre de pensées dans ce geste. Tu coupes.
« Voilà, comme ça ! »
Et tu penses aux étoiles, la rage en toi de ne pouvoir les atteindre, la rage en toi et tu coupes.
« Pas tant que ça ! »
Et tu coupes, comme on lacère son cœur lorsque la main, puis le corps tout entier de celui ou celle qu’on aurait voulu aimer, finit par tomber et du précipice, glisse dans la rivière, dans les flots déjà trop formés.
« Il va falloir te concentrer, crâne de mouffette si tu veux pas perdre encore une fois ta place ! »
Ta place. Tu le sais bien que cette place que l’on t’a construite familialement, étatiquement, n’est pas la tienne
de place
mais /
« Coupe ! »
Tu penses aux planètes, au mouvement des astres, à leurs circonvolutions, à la puissance de l’infini d’un monde qui se déploie dans ta tête sans contour et ça chante
dans ta tête sur un air des Sex Pistols
et ils chantent pour toi tout seul Holiday in the Sun !
« Un deux tu coupes le morceau ! Tu vois quand tu veux. »
Ce jour-là, tu te dis que ce n’est peut-être pas un si mauvais jour que ça aurait pu être.
« Bien, t’as l’air moins con que prévu, alors je vais te laisser t’occuper de toute cette affaire et t’as intérêt de t’appliquer. »
Et là, c’est les Clash, qui hurlent dans ta tête.
« On a qu’à dire que c’est ton initiation, alors fais pas le con, sans ça j’te colle un rapport et ce sera les travaux généraux sur le bord de la route que t’iras faire ! »
Et les Clash se taisent. « Autant être aveugle alors », penses-tu dans ta tête. Moritz aurait dit la même chose. Pour blaguer. Il est comme ça Moritz, il se moque de ce qu’il voit ou ne voit pas.
« Si j’te prends à compter les étoiles en plein jour, attends-toi à avoir de mes nouvelles. T’as deux heures devant toi ! Roulez jeunesse ! »

ÉPISODE 9 : Aller au zoo avec toi

LA FILLE/ CHŒUR/LULU

-. Salut petit jardinier !

Elle sort de nulle part, elle.
Si Moritz était là, il n’en serait pas revenu.

-. Qu’est-ce que tu fais ?
-. Je taille et toi ?

Elle est belle comme les cyprès qui longent les maisons comme dans les livres on les décrit.

-. J’observe le vent, les aller et avant du vent. Celui du Nord se lève et c’est la pluie qu’il apporte, celui du Sud se lève et c’est le vent et le sable qui entrent dans la ville et la campagne
et puis parfois comme aujourd’hui
c’est le vent chaud et le vent froid qui s’entremêlent
et on ne sait plus très bien ce qu’on a à attendre.

Tu te dis : « Une beauté comme ça, c’est pour Moritz ! Il faut au moins qu’il voie ça avant que ses yeux foutent le camp et que sa vue se tire. Il faut au moins qu’il voie ce que ça donnerait cette fille à la figure belle comme un chronomètre de précision ! »

-. Et tu resteras maintenant ici pour tailler jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’arbres ?

Tu te dis : « Ils sont arrivés ! Elle me parle et son front, son large front, ses doigts grands et longs, je me dis, c’est certain, ils sont arrivés ! »

-. Tu viens d’où ?

Et elle lève la main vers le ciel et sa main bat les airs et /

« Oh merde ! je vais pleurer de joie, Moritz ne va pas en revenir !
Je me mets à tailler. A une allure dépassant toutes les allures. Je me mets à tailler le plus vite possible. Et je me dis, Moritz j’ai un cadeau aussi beau que celui que tu m’as fait le jour où tu m’as offert de boire du Jaegermeister pour voir le monde autrement ! »

(...)

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