Éditions Espaces 34

Théâtre traduction

Après diverses traductions liées à des mises en scène, création d’une collection "Théâtre contemporain en traduction" avec la Maison Antoine Vitez-Centre international de la traduction théâtrale

Extrait du texte

PERSONNAGES

ADNAN : 22 ans. Passionné, déterminé, sans expérience. D’un passé différent.

SADIK : 55 ans. Calme, sûr de lui, dangereux. Relativement costaud.

SİMAY : Elle dit qu’elle a 14 ans. Blasée, parfois débordante d’énergie, toujours menteuse, étrangère toujours.

ORUÇ : 25 ans. Il en a beaucoup vu, il peut vite devenir menaçant.

KORHAN : 17 ans. Plein d’envies, sans expérience, ridicule quand « il se la pète », d’une beauté androgyne.

FERHAN : 25 ans. Un bâtard qui s’adapte à tout.

Les sauts et les ruptures de temps dans la pièce sont importants : pour les comédiens, pour le metteur en scène et aussi pour la régie lumière. Les scènes 7 et 9 sont placées avant la fin alors qu’il serait plus logique qu’elles soient la scène finale. Il est plus juste de ne pas changer leurs places. Le temps entre les scènes 6 et 7 est volontairement court. Le metteur en scène et le maquilleur doivent faire de sorte que la pause soit la plus brève possible.


Scène 1

Un parc, dans l’un des quartiers cosmopolites de la ville. Derrière le parc, on aperçoit une route. Des arbres, entre la route et le parc. De nombreux buissons sous les arbres. Devant, trois bancs alignés. Une heure tardive de la nuit. Il fait froid. La lune s’est entièrement réfugiée derrière les nuages. Ce coin du parc est faiblement éclairé par la lumière pâle d’un réverbère invisible. Adnan, assis sur le banc à droite de la scène, fume. Un homme arrive, avec un manteau et une casquette. C’est Sadık. Il regarde attentivement autour de lui. Adnan tire une longue bouffée de sa cigarette. Sadık avance vers le feu. Quand il parvient au niveau du banc, la lune se dégage des nuages. La pleine lune éclaire tout l’espace.

SADIK
Est-ce que je peux m’asseoir ?

ADNAN Il regarde d’un air indifférent le visage de Sadık.
Ça m’est égal.

SADIK
Merci.

Une fois assis, il sort une cigarette de la poche de son manteau. Adnan soulève le col de sa veste en vinyle. Il a un léger frisson.

SADIK
Tu as froid ?
Comme Adnan ne répond pas. Le printemps arrive. C’est pour bientôt. Encore un peu de patience… Il rit tout seul. Adnan reste toujours indifférent. Tu as du feu ?

ADNAN
Non.

SADIK
Et ça, entre tes doigts ? C’est un avion ?

ADNAN Il jette sa cigarette par terre et l’écrase.
Ecrasée !

SADIK Il sort de sa poche un briquet de bonne qualité.
Je l’ai retrouvé…Mon briquet en argent. Il était dans ma poche.

Il allume sa cigarette.]

ADNAN Le mot « argent » attire son attention. Il se tourne vers Sadık et commence à l’observer avec intérêt.
Qu’est-ce que vous faites dans un endroit aussi tranquille au milieu de la nuit ?

SADIK
Ce n’est pas si tranquille que ça, ici. C’est la première fois ?

ADNAN
Quoi ?

SADIK
Que tu viens ici ?

ADNAN Il soulève le bas de son pantalon pour sortir son paquet de cigarettes qu’il a rangé dans sa chaussette. Il remet le paquet à sa place après avoir pris une cigarette. Il passe sa langue sur ses lèvres, et il commence à parler d’une voix plus douce, la cigarette au coin de sa bouche.
Vous avez du feu, je crois.

SADIK
Oh, à l’américaine ?

Il lui tend le briquet en riant, allume sa cigarette.

ADNAN Il parle tout en caressant des deux mains la main de Sadik qui tient le briquet.
Ces endroits tranquilles sont dangereux la nuit.

SADIK Il retire sa main, il remet le briquet dans sa poche.
Tu es nouveau ici.

ADNAN
Non…pas nouveau mais…je fréquente pas beaucoup.

SADIK
Je ne t’ai encore jamais vu.

ADNAN
Parce que vous, vous venez souvent.

SADIK
Je suis venu un certain nombre de fois.

ADNAN
J’ai donc du venir quand vous n’étiez pas là.

SADIK
Comment tu t’appelles ?

ADNAN
Ah oui, on s’est pas présentés ! Moi, c’est Adnan ! Il lui tend la main.

SADIK Ils restent figés un moment en se serrant les mains. Sadık commence à sourire.
Impressionnant ! Et moi, je m’appelle Sadık …J’ai cinquante-cinq ans… Ça ne se voit peut-être pas dans le noir.

ADNAN Etonné.
C’est vrai ? Dans ce cas, vous êtes en pleine forme.

SADIK
Tu n’imagines même pas !

ADNAN
C’est étonnant.

SADIK
Mieux vaut que je commence à t’étonner dès maintenant.

ADNAN
C’est vrai…A vous voir, on dirait pas.

SADIK
Je te ferai voir, le moment venu. Tu as quel âge ?

ADNAN
Vingt-cinq.
(…)


Scène 2

Au cours de la journée dans le même parc. L’air est tiède. Une belle journée de printemps. Simay est assise sur le banc du milieu. Elle porte un uniforme de lycéenne. Elle a le livre « Lolita » entre les mains et essaie de lire la première page. Oruç arrive, il a une veste noire en vinyle. Il regarde autour de lui en égrenant son chapelet, s’assied sur le banc de gauche ; commence à observer la fille. Il la regarde pendant longtemps sans détourner les yeux. Simay tire son sac contre elle. Oruç regarde attentivement la couverture du livre et commence à épeler à voix haute.

ORUÇ
Lo… li… ta…

SİMAY En riant
Enchantée ! Moi, c’est Simay.

ORUÇ
Non pas ça… Le titre de ton livre.

SİMAY
Quel blaireau ! Je blague.

ORUÇ
Ah ! D’accord… J’adore les blagues.

SİMAY
Tant mieux ! Comment tu t’appelles ?

ORUÇ
Oruç. Un temps. C’est le nom d’un ancien héros. Oruç Reis. Tu connais ?

SİMAY
Je connais pas. Il est de quelle époque ?

ORUÇ
Comment ça, de quelle époque ?

SİMAY
Je veux dire, il est de la Guerre d’Indépendance ? De la Victoire de Preveze ? Ou bien de la Bataille de Mohacs ?

ORUÇ
Je sais pas exactement mais il est plus vieux que tout ça.

SİMAY
Des Croisades ?

ORUÇ
J’en sais rien, moi ! Au fait, tu t’appelles comment ?

SİMAY
Simay.

ORUÇ
Et ça veut dire quoi ton prénom ? La lune et tout ça ?

SİMAY
Qu’est-ce que j’en sais ?.. Attends !.. C’est ma mère qui me l’a donné. Elle est morte. Ma fille a des cheveux d’or, elle disait, ils brillent comme la lune. Le clair de lune ou quelque chose comme ça.

ORUÇ
Mais ils sont noirs tes cheveux !

SİMAY
Tu piges rien, toi… j’ai dit qu’ils brillaient au clair de lune. Ils étaient d’or mais ils ont foncé quand j’ai grandi. Et quand j’étais petite mes yeux étaient verts.

ORUÇ Il se penche vers elle pour voir
C’est plus tard qu’ils sont devenus noirs ?

SİMAY
Ouais ! Ils ont foncé quand j’ai grandi.

ORUÇ
Ça veut dire que bébé tu étais une sorte d’Européenne.

SİMAY
Ouais, qu’est-ce que tu crois ? Mon père est Italien.

ORUÇ
Donc tu es à moitié étrangère.

SİMAY
Oui !

ORUÇ
Bienvenue dans notre pays ! Tu sais, nous sommes un peuple très hospitalier. Nous aimons beaucoup les Européens !

SİMAY
Tant mieux pour vous ! Quel pays intéressant !

ORUÇ
Je rigole, ma petite ! Toi, étrangère ?

SİMAY
Moi, petite ? Tu dois confondre avec ta fille…

ORUÇ
Hein ?

SİMAY
Moi aussi je rigole.

ORUÇ
Non, sincèrement, tu as quel âge ?

SİMAY
Quatorze.

ORUÇ
Donc tes pieds touchent par terre !

SİMAY
J’ai les pieds sur terre !

ORUÇ Il commence à rire
Je blague… J’aime faire des blagues.

SİMAY
J’ai pas bien compris, mais bon !

ORUÇ
Tant pis. Je te comprends pas non plus. On se parle sans se comprendre comme la Turquie et l’Europe.

SİMAY
Tu viens souvent ici ?

ORUÇ
Non.
SİMAY Tu n’as pas de boulot ?

ORUÇ
Si.

SİMAY
Alors qu’est-ce que tu fais ici à cette heure ?

ORUÇ
Tu es collégienne, c’est ça ?

SİMAY
Oui.

ORUÇ
Et toi, tu fais quoi ici à cette heure ?

SİMAY
Tu as séché le boulot ?

ORUÇ
Possible…
(…)


Scène 7

Simay, seule, est assise dans le parc. Simay a beaucoup vieilli. Les rides sont visibles sur son visage ; ses cheveux sont blanchis et ses yeux sont très fatigués. Elle porte une robe trop grande pour elle. Une heure indéfinie, dans le parc. Pendant qu’elle parle, le soleil se couche, la lune se lève, puis de nouveau il fait jour. Non seulement des jours et des nuits, mais des semaines et des mois s’écoulent. Le passage de la fraîcheur du printemps à la chaleur de l’été. C’est l’histoire d’une vieille femme qui, des années plus tard, se souvenant des saisons passées, joue « un vieux soi-même ».

SIMAY
Il m’aime… Le printemps, la saison de l’amour… Il y a de l’amour au printemps… C’est beau… Mais l’amour fait mal… Quelqu’un vous enfonce une épée de glace, juste là… Ensuite il tourne cette épée, juste là… Ça vous fait mal… Vous voulez partir... Aller vous asseoir sous un arbre… Vous asseoir là-bas jusqu’à ce que la douleur diminue… Parce que cette douleur ne passe jamais complètement… Il reste toujours une trace… Pleurer sous cet arbre-là… Penser « où est-il ? » , « avec qui est-il ? »… Pleurer de nouveau… Chaque regard, chaque parole, chargée de sens… Pourtant un regard n’est qu’un regard… Et la parole n’est qu’elle-même… Elle n’a pas d’autre sens… Normalement tu comprends ça, mais quand tu es amoureux tu ne comprends pas… Même dire « connard » paraît beau quand on est amoureux… Tu donnes raison aux filles qui aiment les chansons à l’eau de rose… J’ai peu vécu sur cette terre, j’en connais peu les signes… Mais assez pour comprendre quand un amour est l’amour… Je sais que l’amour aussi s’épuise un jour, que ce qui commence finit… L’amour est une maladie, je le sais… Ça passe… Comme toutes les maladies, ça passe en laissant ses microbes derrière… Je l’aime… Avec ses blessures, ses erreurs… Il me rend malade… Il part et couche avec d’autres hommes et des femmes aussi… Non, je ne suis pas jalouse… Ça, c’est son boulot… Qu’est-ce qu’il peut y faire ? Il doit rapporter de l’argent à ses enfants… Il est divorcé, les enfants sont chez sa femme et c’est lui qui paye pour eux… Et il doit payer… N’est-il pas père ?... Regarde, est-ce que j’aurais fini comme ça si mon père avait payé pour moi ?... D’accord, mon père est mort, mais s’il était en vie ?... J’aurais du me donner à l’homme qu’il m’aurait fait épouser… Se donner… ça veut dire quoi… Un bâtard,dans un village, n’a-t-il pas pris une toute jeune fille et quatre jours plus tard ne l’a-t-il pas renvoyée dans sa famille en prétextant qu’elle n’était pas vierge ? Et les autres bâtards, ceux de la famille, n’ont-ils pas tué la fille ? Pourquoi les familles tuent-elles leurs enfants ?.. Quelle merde tout ça… Je l’aime… Je veux rester loin… Non je ne veux pas… Mais je dois le laisser et rentrer à la maison de temps en temps… Pour m’occuper de mon père grabataire… Sinon, qui va le nettoyer, lui donner à manger ?.. Cet été il faut que je me casse… Quand vous vous éloignez, vous êtes libre… Ma mère avait déserté… Elle s’était libérée de nous…Il a écrit mon prénom sur son bras… Mon amour, il m’aime… Que fait celui qui aime ?.. Il grave un cœur sur un arbre, écrit deux prénoms dedans… On s’habitue à la douleur… L’arbre s’habitue à la déchirure de son écorce, à vivre avec deux prénoms dans un cœur sur son tronc… Mon père s’habitue à son état grabataire… Ma mère, à déserter… Adnan, à d’autres corps… Moi, je m’habitue à l’amour… Les autres s’habituent à moi…Je n’aime que lui… Si l’amour est l’essence de la vie, la séparation veut dire la mort… Alors, je meurs à chacune de mes séparations… Mais je dois partir… Ma mère ne peut plus se lever de son lit, elle souffre beaucoup avant de mourir… Je dois rentrer à la maison de temps en temps… Je pense qu’on m’a achevée le jour où on a achevé Adnan … Même au cinéma, on ne le croirait pas… Comment j’ai pu l’aimer pendant deux jours pour toute une vie ?..
(…)

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