Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.
PERSONNAGES
Eva, metteure en scène de 25 ans
Armand, acteur français de 56 ans
Et les jeunes interprètes
Dylan, jeune comédien puis assistant à la mise en scène
Anouck, jeune comédienne
Inès, jeune comédienne
Léonore, jeune comédienne
_Guillaume, jeune comédien
Joë l, participant à l’audition
Boris, jeune comédien
Cécile, jeune comédienne
Youssef, jeune comédien
William Shakespeare, célèbre auteur dramatique mort
La mère d’Eva, spectre
Extrait, partie 1 : Auditions
scène 6
Audition de Léonore (suite)
– Et si je ne te distribuais pas dans Lady Macbeth ?
– Alors je partirais.
– Vraiment ?
– Oui.
– Tu ne veux pas jouer autre chose ?
– Qui ?
– Banco par exemple.
– Il ne m’intéresse pas.
– Pourquoi ?
– Banco est bon, Banco est tendre, Banco pue quelque chose comme la gentillesse masculine, le patriarcat tendre, Banco m’a toujours profondément emmerdé.
– Malcom ?
– Soit je joue Lady Macbeth, soit je m’en vais.
– Raconte-nous une histoire d’obscurité alors.
– C’est du chantage ?
– En quelque sorte, oui.
Extrait, partie 2 : Répétitions
scène 1, vers le début
ARMAND.
Excusez-moi, je suis arrivé en retard, je n’ai pas dit bonjour à tout le monde, est-ce que je peux me permettre Eva ?
EVA.
Permets-toi.
ARMAND.
Alors, bonjour tout le monde, je suis Armand, j’ai cinquante-six ans et je suis apparemment le plus vieux du groupe ! C’est moi qui ferai Duncan. Et en ce qui concerne votre traduction, je préfère le dire tout de suite je suis pro-Bonnefoy, je sais que ça ne plaît pas à tout le monde mais je préfère être transparent.
EVA.
Aucun souci.
ARMAND.
Pour éviter tout malentendu.
EVA.
Bien sûr.
ARMAND.
Je ne sais pas comment se positionnent les autres de l’équipe, c’est le début des répètes, je suis très heureux d’être avec vous mais je sais qu’il y a parfois de vraies tensions à propos des traductions j’ai vu des gens en venir aux mains, vraiment, en 1998, par exemple, quand j’avais joué dans la mise en scène de Stéphane à la Cartoucherie, il y avait eu de vraies confrontations sur chaque mot, sur chaque mot ! Et lors des représentations, il y avait des spectateurs qui montaient sur scène pour se battre avec les acteurs vraiment, qui n’étaient pas d‘accord sur les choix opérés.
EVA.
Nous, là, on est sur celle de Jean-Michel Déprats.
ARMAND.
Je n’ai rien contre Jean-Michel, il a beaucoup travaillé, il y a passé sa vie.
EVA.
D’accord.
ARMAND.
J’en ai beaucoup parlé avec lui, on s’est beaucoup disputé, mais on s’apprécie vraiment, il comprend mes réserves. C’est quelqu’un d’absolument extraordinaire, c’est grâce à des gens comme ça qu’on peut continuer à faire du théâtre.
EVA.
On va reprendre. Je n’ai pas totalement choisi sur quelle traduction on allait travailler pour l’instant.
ARMAND.
Je me permets de te recommander vivement Yves Bonnefoy.
EVA.
Ok.
ARMAND.
Pour moi c’est le boss.
EVA.
Anouck, tu te remets en place, on reprend.
ARMAND.
Le King.
Silence. (…)
Extrait, partie 3 : Le Sommeil du monstre
scène 1
Eva seule.
Léonore entre.
LÉONORE.
Donc c’est la scéno.
EVA.
Comme tu peux le constater.
LÉONORE.
J’avais dit que je m’en irais si tu ne me distribuais pas dans Lady Macbeth.
EVA.
Et tu es toujours là.
LÉONORE.
La distribution n’est pas vraiment faite, il me semble.
EVA.
Je prends mon temps.
Silence.
LÉONORE.
J’ai appris pour ta mère. Elle est morte alors qu’elle montait cette pièce, c’est ça ?
EVA.
Elle est sortie se promener la veille de la première, c’était en Bretagne, et elle est tombée d’une falaise. J’avais quinze ans.
LÉONORE.
Et tu penses que ça a un rapport ?
EVA.
Macbeth est une pièce qui porte malheur mais aujourd’hui je sais que si je veux faire ce métier, si je veux continuer à le faire, il faut que j’affronte cette pièce à mon tour.
LÉONORE.
Tu crois à cette histoire de malédiction ?
EVA.
Disons qu’il m’arrive beaucoup de merdes dans la vie.
LÉONORE.
Et ça aurait un rapport avec Macbeth ?
EVA.
Depuis la mort de ma mère, il y a comme une ombre.
LÉONORE.
Ça s’appelle le deuil, non ?
Silence.
EVA.
Tu as un petit garçon toi, non ?
LÉONORE.
De cinq ans, oui.
EVA.
Comment s’appelle-t-il ?
LÉONORE.
Azel.
EVA.
Est-ce que tu serais capable de monter sur le plateau et de le maudire à voix haute ?
LÉONORE.
On en a déjà parlé non ?
EVA.
« Azel, je souhaite que tu meures, que tu tombes malades, qu’un cancer du sang vienne t’emporter, qu’une maladie incurable te fasse crever ». Vas-y.
LÉONORE.
Pourquoi est-ce que je ferais ça ?
EVA.
Pour jouer Lady Macbeth.
LÉONORE.
Ce n’est qu’un personnage.
EVA.
Anouck l’a fait.
LÉONORE.
Anouck n’a pas d’enfant.
EVA.
Mais des parents et une sœur.
Silence.
LÉONORE.
Pourquoi tu n’as pas travaillé avec tes acteurs habituels ? Pourquoi tu as voulu travailler avec des gens que tu ne connaissais pas ?
EVA.
Je ne voulais pas travailler cette pièce avec des gens proches, c’est tout, c’est trop dangereux. Je ne voulais pas qu’il y ait quoi que ce soit de personnel, éloigner l’intime au maximum. J’ai raconté que j’avais besoin de monter Macbeth avec une nouvelle équipe, avec des gens inconnus, pour faire de nouvelles rencontres, pour travailler autrement, pour ne pas me répéter. Mais je n’ai pas dit la vérité, je n’ai pas parlé de la malédiction. Parce que pour eux, les producteurs, ce n’est que du théâtre et de l’argent, mais pour moi c’est une question de vie ou de mort.
Silence.
Tout le monde se croit rationnel, tout le monde dit le réel, mais le réel n’existe pas, le réel c’est toujours ailleurs. La malédiction et le mal, eux, existent. Shakespeare a écrit cette pièce pour se venger de quelque chose, il y a mis quelque chose de maléfique. Sa pièce précédente, Hamlet, c’était une pure merveille, tu écris ça, tu peux prendre ta retraite, et celle-là juste après est mal foutue, c’est comme s’il avait voulu défaire tout ce qu’il avait fait. Cette pièce est maudite et ma mère est morte parce qu’elle l’a montée. Et qu’elle a fait une erreur. Je ne sais pas laquelle. Mais elle a fait une erreur d’interprétation ou de distribution. Je sais qu’il faut moi maintenant que je la combatte. Comme on combat un animal sauvage ou je ne sais quel monstre mythique, le Minotaure dans son labyrinthe. Mais il ne faut pas réveiller la pièce, trop vite, c’est comme une vieille entité mystérieuse, il ne faut pas la brusquer, il faut la laisser dormir, comme un fauve, silencieusement s’approcher.
Silence.
Macbeth. Mac, ça veut dire « fils » et Beth en écossais c’est la tombe. Macbeth, c’est le fils de la tombe. Je suis la fille de la tombe, de ma mère, je suis la fille de la malédiction, la fille de la falaise, la fille de la chute mortelle, je suis la fille seule, orpheline, et cette pièce il faut que je l’affronte, cette pièce, c’est mon ennemie la plus intime. Je la hais. Je la hais comme je n’ai jamais haie personne, comme je n’ai jamais aimé personne.
LÉONORE.
Cette pièce est maudite parce que c’est une des pièces de Shakespeare où il y a le plus de scènes de combats à l’épée, qui sont jouées et non pas racontées et donc il y avait potentiellement plus d’accidents quand on jouait avec des épées, des armures, quand on faisait encore du théâtre à l’ancienne.
EVA.
Maudis ton gosse alors.
Silence.
Léonore sort.
Extrait, partie 3
scène 3
Dehors
Devant le théâtre
Pause déjeuner
Sandwich
Boris est à l’écart.
INÈS.
Vous mangez quoi ?
YOUSSEF.
Un montagnard. Jambon, Fromage. Deux feuilles de salade. 8,50 euros.
YOUSSEF.
C’est l’inflation.
INÈS.
Et toi ?
GUILLAUME.
Un savoureux. Beure. Saucisson. Cornichons. 8 euros.
INÈS.
Et qu’est-ce que tu fais toi Boris ?
BORIS.
Je regarde des vidéos de guerre. Celle des massacres en Syrie notamment, celle qui a été relayée par le Gardian, tu connais ? Tu veux voir ?
INÈS.
Non.
BORIS.
Guillaume ?
GUILLAUME.
Franchement, non merci.
BORIS.
Ça me fascine.
INÈS.
Et pourquoi ?
BORIS.
Parce que c’est de ça précisément dont parle Shakespeare, dont parle Macbeth. La guerre, le meurtre, l’horreur, la peur, le désir de vengeance, l’ivresse de l’appartenance au groupe, l’obéissance stupide au chef, les hiérarchies militaires.
GUILLAUME.
Tu penses que tu feras encore du théâtre dans dix ans toi ?
BORIS.
Je ne me pose absolument pas cette question que je qualifierais de petite-bourgeoise, la question que je me pose, c’est Est-ce que je serai mort dans dix ans ou est-ce que j’aurais ou non du sang sur les mains ?
JOËL, ouvrant son sandwich
Oh putain, c’est quoi ?
CÉCILE.
Quoi ?
JOËL.
Une saucisse !
GUILLAUME.
Quoi ?
JOËL.
Putain de merde, non, c’est un morceau de doigt.
CÉCILE.
Quoi ?
INÈS.
Tu déconnes ?
JOËL.
Un doigt de femme !
BORIS.
Qu’est-ce qui te faire dire ça ?
JOËL.
L’ongle bordel ! regardez l’ongle !
INÈS.
C’est dégueulasse !
BORIS.
Les hommes aussi peuvent se peindre les ongles.
JOËL
C’est le doigt de Lady Macbeth !
Il le jette.
JOÊL
Ah ah ah, je déconne, comment vous êtes partis vite ! Ah les cons, la tête ! ah les acteurs, là vous étiez bons !
Joë l rit.
Silence.
Entre Anouck.
ANOUCK
Est-ce que quelqu’un me dépannerait d’une cigarette ?
CÉCILE
Boris ?
Silence.
ANOUCK
Si ça te dérange
BORIS
Pas du tout.
Il lui tend son paquet.
ANOUCK
Ah c’est ta dernière…
BORIS.
Je t’en prie.
ANOUCK
Tu es sûr ?
BORIS
Certain.
Elle prend la cigarette.
Les autres ne bougent pas.
Quelqu’un lui tend du feu.
Silence.
ANOUCK
Et sinon ça va ?
LES AUTRES
– Ça va.
– Ouais.
– On fait aller.
– Bon, moi, je vais aller faire un tour, acheter des clopes.
– Je t’accompagne.
– Moi aussi.
– Ouais.
– A tout à l’heure.
Ils s’en vont tous.
Sauf Cécile qui mange son sandwich.
Anouck fume.
Silence.
ANOUCK.
Toi aussi ça te dérange que je joue Lady Macbeth ?
CÉCILE.
Pas du tout.
ANOUCK.
Tu joues la servante, c’est ça ?
CÉCILE.
La noble dame de compagnie.
ANOUCK.
Celle qui voit Lady Macbeth insomniaque dans les couloirs.
CÉCILE.
La scène de la tache de sang.
ANOUCK.
À part les sorcières, qui ne sont pas vraiment des femmes mais des entités, il n’y a que deux femmes dans la pièce. Nous sommes les deux femmes dans ce monde d’hommes, dans ce château impitoyable.
CÉCILE.
Effectivement.
ANOUCK.
Ça ne te dérange donc pas que je joue ce rôle.
CÉCILE.
Mais absolument pas.
ANOUCK.
Parce que je ne sais pas ce que les autres ont.
CÉCILE.
C’est souvent comme ça au début des répètes. Les petites histoires.
ANOUCK.
C’est ridicule.
CÉCILE.
Oui.
ANOUCK.
Il faut entrer dans le processus d’une artiste et Eva est à mon avis très prometteuse.
CÉCILE.
Absolument.
ANOUCK.
J’ai l’impression que toi tu es la seule à qui je peux parler.
CÉCILE.
Je dégage souvent ça.
ANOUCK.
Et c’est une fausse impression ?
CÉCILE.
Ça dépend.
ANOUCK.
Je me sens seule, c’est juste un peu pénible, de sentir tous ces jaloux, là. Je les sens tous là, avec leurs visages un peu gris, tu vois, ce visage de la jalousie, là, quand le sang reflue. Moi je vais te le dire Cécile parce que j’ai l’impression Cécile que toi tu es quelqu’un qui sait écouter, qu’avec toi on peut parler, on le sent que tu sais écouter, c’est bien, c’est rare les personnes qui savent écouter, c’est bien pour ça que tu as eu ce rôle de servante.
CÉCILE.
De noble dame de compagnie.
ANOUCK.
Oui, pardon, de noble dame de compagnie. Moi je ne voulais pas du rôle de Lady Macbeth, moi je n’avais pas envie de jouer Lady Macbeth.
CÉCILE.
Et tu voulais jouer qui ?
ANOUCK.
Jouer c’est tout.
CÉCILE.
N’importe quel rôle.
ANOUCK.
Oui.
CÉCILE.
Même la noble dame de compagnie ?
ANOUCK.
Bien sûr. Parce que jouer la figure du mal, je trouve ça très difficile. Difficile d’éviter une forme de complaisance. Et toi ?
CÉCILE.
Moi ?
(...)
Extrait, partie 3
scène 9
Dylan écrit.
Shakespeare à ses côtés.
SHAKESPEARE.
C’est bien Dylan.
DYLAN.
Tu trouves ?
SHAKESPEARE.
Oui.
DYLAN.
Tu ne dis pas ça pour me faire plaisir ?
SHAKESPEARE.
Tu es génial, Dylan.
DYLAN.
C’est vrai ?
SHAKESPEARE.
C’est vrai.
DYLAN.
Je me perds Willie, je m’embrouille. Cette scène avant celle-ci, ce passage avant celui-ci.
SHAKESPEARE.
Concentre-toi, mon Dylan.
DYLAN.
Comment faisais-tu Willie quand il n’y avait pas Apple ? Quand il n’y avait pas d’ordi portable ? Comment écrivais-tu ? Comment faisais-tu tes sauvegardes ? Avais-tu l’équivalent d’une clé USB ou d’un cloud pour ne pas perdre tes multiples versions ? Un disque dur externe ? 500 Go ? 1 TO ? 2 TO ?
SHAKESPEARE.
Concentre-toi Dylan, ne te disperse pas.
DYLAN.
Je ne me disperse pas, je te pose des questions.
SHAKESPEARE.
Reste rivé à ton texte.
DYLAN.
Je ne sais pas où tu es Willie.
SHAKESPEARE.
Je suis dans ta psychose Dylan, je te l’ai déjà dit, dans ce que les autres appelleront maladie, trouble psychiatrique, mais que tu pourras appeler toi ton génie et que tes admirateurs appelleront ton génie car tu es génial Dylan.
DYLAN.
Vraiment Willie ?
SHAKESPEARE.
Absolument mon Dylan.
DYLAN.
J’aurais des admirateurs Willie ?
SHAKESPEARE.
Posthumes Dylan.
DYLAN.
Je le sens oui, que je suis génial, je le sais mais c’est difficile.
SHAKESPEARE.
C’est difficile d’être moi, Dylan, tu es ma réincarnation, comprends-le.
DYLAN.
Je suis ta réincarnation, oui, je suis Dylan Shakespeare. (...)