Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Médée

[p. 13-19]

— Scène 1

(Une maison à demi ruinée, sans porte ni fenêtres : on les a volées ou, peut-être, brûlées, pour se chauffer.
De l’herbe, de la pierraille. Devant la porte, des balayures. Sur un côté et en oblique, une corde tendue où on a mis à sécher une grande couverture rouge, qui cache une bonne partie de la scène. Ce fil, avec sa couverture rouge, peut être, si l’on veut, tout le décor.
De l’autre côté, un tas de cendres, qui fume encore un peu. Tout près, un tambour. C’est la fin de l’après-midi. La vieille Salimonde sort de la maison, un seau à la main, un chiffon mouillé de l’autre.
C’est une longue vieille, avec une robe qui lui couvre les pieds, sans couleur, tant elle a servi. Une écharpe noire couvre ses cheveux blancs qui s’échappent de tous côtés comme des serpents.
Elle va, d’un pas incertain, comme sans savoir où aller, les yeux grands ouverts, mais qui ne semblent rien voir en dehors de ce qu’elle imagine. Elle rumine.)

La vieille. -
Il est heureux celui qui dort ; et plus encore celui qui est mort, et mieux encore celui qui ne naquit jamais.
Pourquoi naître ?...
Quand chaque jour apporte un malheur nouveau, lorsque demain n’a qu’un visage : celui de la souffrance et du mal. Quand toute vie n’est qu’un monceau de malheurs, de douleurs, de crimes.
A quoi bon vieillir ?
La soif aveugle de la chair, une fois rassasiée, que reste-t-il ?
La patience d’endurer, celle de mourir, celle de se dessécher, herbe, plante ou arbre, qui a vu ses fruits s’évanouir.

(Un temps. Elle se tourne vers la couverture et à ce qu’on devine derrière.)

Elle dort. Puisse le ciel lui garder le long sommeil, le sommeil lourd aussi épais que les ténèbres, muet comme une dalle, sans regards et sans oreilles. Pitié pour elle, dieux de là-haut, cachés dans les nuages et muets comme des poissons.
Grands poissons affamés, glissant dans le vivier du ciel. Pitié pour elle. Pitié pour les enfants.
Quel peuple sommes-nous ! Peuple maudit. Il doit être inscrit quelque part que nous ne devons jamais nous arrêter.
C’est le destin de ma race. Les chardons secs, roues lancées dans l’espace du désert, le vent d’hiver les emporte sans pitié, sans relâche, sous la pluie et le gel.
Nous ne sommes rien de plus qu’un chardon arraché à sa terre et qui roule à tout vent et se déchire à chaque pierre. Sans repos, nous qui ne saurons jamais où est la dalle où reposer notre tête à l’heure de fermer les yeux ! (Un temps.).
Elle a vu tourner les constellations lentes de la nuit... sans craindre en rien le froid mortel qui descend des étoiles, sans la moindre peur devant les ombres et le bruissement des ténèbres.
L’aube l’a clouée dans le sommeil.
Avec ses yeux terribles qui voient à trois lieux au plus profond de la nuit... ses yeux qui cillaient pour avoir tant fixé le chemin de la ville.

(Un temps.)

(Bas.) Il ne reviendra jamais, il ne reviendra jamais ! C’est évident. Trois fois Créon le fit appeler.
Et il y a trois jours qu’il est allé chez Créon.
Et il y a trois jours que, sans relâche, dressée comme un serpent furieux, l’œil de glace, plus vert que le fond de l’eau, elle regarde, de loin, les murs ennemis de la cité. Sans ciller, jusqu’à ce que l’aube lui noie les paupières, de brûlure plus que de sommeil.
Ah ! du fond du temps sans bornes, j’entends se lever un vent de malheur ; comme on devine le temps aux élancements, dans les reins, d’une vieille douleur.

(La vieille se tait. Battements d’ailes et cris d’oiseaux des vieilles du chœur qui entrent en scène et vont se placer sur leurs perchoirs — ricanements, rires étouffés — rires de chiens.)

Psaume des chemins

La mère
Malédiction sur les chemins, d’où
nous vient tout le mal.

Chœur 1
Toute nouvelle est mauvaise, toute face inconnue
est celle du mal.

La mère
Que leur voulaient les dieux pour les engager
sur ce chemin ?

Chœur 2
Anciens qui dans la terre reposez, vous avez donné
le sang et la lumière de la vie. Mais, était-il nécessaire d’ouvrir des routes par les monts ?

Chœur 1
Ne saviez-vous pas que le mal est partout qui nous
entoure et que tout moyen lui est bon
pour nous percer le cœur...
Bel-âge d’or où chaque peuple avait son domaine,
ignorant des autres
et bien heureux de n’en rien savoir.
Où chacun recouvrait son feu avec ses cendres,
Sans envie de l’envoyer aux autres.

Chœur 2
Où les champs de la mer étaient vierges de tout soc,
livrés au soleil seul et à ses prêtres, les goélands.
Et où restait aux dieux seuls le pouvoir de connaître
à la fois toutes les nations.

Chœur 1
Qui est-ce qui ouvrit les chemins ?
Qui ouvrit par rochers et fourrés
les premiers sentiers de la montagne ?
Des voleurs, des exilés, des chasseurs
sans feu ni lieu, des condamnés, des bannis :
l’espèce la plus méprisable du monde,
la lie de la terre,
la honte de la création.

Chœur 2
Et les fous à qui ne suffisait pas
le bonheur tranquille de leurs villages
et à qui demain et ailleurs semblent
toujours un Paradis.
Et ceux encore qui poussent devant eux
leur troupeau, comme nuages par les combes,
leurs troupeaux, semeurs de feu.

Chœur 1
Ravageurs de moissons, voleurs de fruits,
errants qui jamais ne reviennent, et voleurs de filles ;
et les pas du troupeau marquent sans trêve
le chemin par roches et bruyères,
et les hommes obscurs posent leurs pas
dans le pas des bêtes.

La mère
Ainsi périt la paix !
Chœurs ensemble
Ainsi périt la paix !

(Mouvements des faces blanches dont le regard lent balaie tout le théâtre. La vieille ne semble pas s’en apercevoir, perdue dans une sorte de fascination, celui d’un mal sans visage et sans nom. D’un bras nerveux, Médée soulève la couverture qui la cachait, et en sort, un peu décoiffée, avec une tête d’oiseau de nuit dans le soleil.)


— Scène 2 (début)

Médée. -
Quelle heure est-il ? Je ne sais plus le temps que j’ai pu dormir. Une mer de suie m’anéantissait. Je criai pour me sauver.. les enfants ?

La vieille. -
Ils se promènent avec le vieux.

Médée. -
Ils ne sont pas revenus ?

La vieille. -
Non !

(Un silence. Les vieilles sont toutes tournées vers Médée, sans aucun mouvement de leurs corps. La vieille a toujours son regard droit et perdu. Jamais elle ne se tournera vers Médée, qui, plus elle ira, plus elle tournera nerveusement autour d’elle comme pour en tirer quelque chose de caché qu’elle craint de savoir.)

Médée. -
Il n’est venu personne ?

La vieille. -
Qui veux-tu qui vienne ?

Médée. -
Tu n’as pas cessé de regarder du côté de la ville ?

La vieille. -
Ce qui me reste d’yeux s’use à racler les murs, les tours, les contreforts, les fossés, le chemin si blanc qu’il aveugle, les terrains vagues...

Médée. -
Tu n’as rien vu ?

La vieille. -
Rien

Médée. -
Trois jours depuis qu’il est parti. Trois jours que je m’arrache les yeux à l’attendre. Fontaine de mes yeux, tu mas donné assez de larmes pour le noyer tout entier.

(Un silence. Les vieilles d’un mouvement lent, tournent leurs faces d’oiseaux du côté où se perd le regard de Médée. Celle-ci, soudain, bondit sur la vieille.)

Médée. -
Tu sais quelque chose !

La vieille. -
Rien, hélas ! Ah !... de ne rien savoir !... Ah !... de savoir... si nous savons, un jour !

Médée. -
Que murmures-tu ?

La vieille. -
Il est pénible de ne rien savoir. Mais savoir fait peur.

Médée. -
Ferme les yeux si la lumière t’éblouit !

La vieille. -
Ne te lasseras-tu pas, un jour, de défier toute lumière ?

Médée. -
Quand je serai morte. (Elle rit.)

Extraits de presse

« Langue splendide ampleur de l’inspiration, élan poétique, justesse bouleversante des notations, rigueur d’une construction audacieuse en scènes et psaumes avec choeur renouant par-delà le temps avec les plus grands tragiques de l’Antiquitité. [...] Un poète vrai. Un très grand écrivain. »

[Armelle Héliot, Le Quotidien de Paris, n° 4265, 2 août 1993]


« [...] le sentiment du divin. Un sentiment qui nimbe aussi le théâtre de Max Rouquette, et notamment sa lyrique et humaine Médée. »

[Armelle Héliot, Le Figaro, 2 et 3 décembre 1995]


« Sublime est l’art de Max Rouquette, écrivain dont on ne cesse de jouer la puissance. Sublime parce que charnel, ancré dans le monde. Poète, romancier, auteur de nouvelles au grain d’un extrême finesse, l’écrivain qui passe de l’occitan au français avec l’agilité d’une enfance éternelle, est l’auteur de pièces d’inspirations diverses, des comédies, des tragédies.
Sa Médée inspirée de l’antique, nous est toujours apparue comme une œuvre forte, d’une sauvage et splendide beauté. On rêvait de la voir un jour montée dans la cour d’Honneur du palais des Papes d’Avignon avec Nada Strancar, grande lectrice de Rouquette, dans le rôle-titre... »

[Armelle Héliot, Le Figaro, 10 octobre 2003]


« "CHERCHEZ ! Remuez la terre et le ciel, vous ne la trouverez jamais... Médée sans fin... Médée éternelle... Elle est nulle part et partout..." La Médée du poète occitan Max Rouquette a déjà vécu Médée. Toutes les Médée. Elle revient sur terre vivre et mourir pour elle. Vérifier sa permanence, son universalité, en élargissant un peu plus le théâtre de son action.

L’inaltérable infanticide n’aspire à rien d’autre qu’à incarner le mal. Son pouvoir. Sa mesure. Elle s’y engage passionnément, dans une langue véhémente qui retrouve le lyrisme des Anciens. Celui d’un tragique méditerranéen arbitré par le jour et la nuit. Où la longueur des ombres décide des actions. Où le ciel est un défi sans dieu, mais pas sans famille. »

[Jean-Louis Perrier, Le Monde, 11 octobre 2003]


« Sa [Max Rouquette] vision de Médée est l’une des plus évidente qui soit. La sorcière s’efface et devient une femme d’aujourd’hui, tournée vers le ciel et les dieux et pourtant si terrienne, plongée dans la vie quotidienne. (...) Le poète lui donne tant d’amour sous l’orgueil et le défi, tandis qu’une très belle langue la porte à sa hauteur mythoqie. »

[Gilles Costaz, Politis, 23 octobre 2003]


« L’écriture est à la fois ample, simple, rugueuse et charnelle, avec des tournures qui rappellent le beau français d’autrefois. »

[Didier Méreuz, La Croix, 28 octobre 2003]


« Dépassant l’horreur de l’infanticide, Rouquette dit avec une violente sensualité les ravages de la passion et comment elle devient assassine. [...] le voyage est beau. Et vrai. »

[Fabienne Pascaud, Télérama, 29 octobre 2003]

Vie du texte

Lecture par Nada Strancar d’extraits de Médée au Théâtre des Treize Vents-Centre dramatique national de Montpellier, le 8 octobre 1993.

Création au Théâtre de Nanterre-Amandiers dans une mise en scène de Jean-Louis Martinelli, avec Félicité Wouassi dans le rôle-titre et des acteurs burkinabés (octobre - novembre 2003).
Détails ici.

Reprises à Marseille, Théâtre de la Criée (janvier 2004) ; Châlons-sur-Saône, Espaces des Arts (janvier 2004) ; Annecy, Bonlieu - Scène nationale (janvier 2004) ; Montpellier, Centre Dramatique National - Théâtre des Treize vents (février 2004) ; Toulouse, Théâtre national (février 2004).

A la demande de Renato Quaglia, directeur du Festival de Naples, Jean-Louis Martinelli reprend Médée au Festival de Naples en 2008. Il saisit cette occasion pour revisiter le texte, et en propose une nouvelle version, plus brute que la précédente. Le rôle-titre est interprété par Odile Sankara.

Ce spectacle est donné au Théâtre de Nanterre-Amandiers dans une mise en scène de Jean-Louis Martinelli en novembre-décembre 2009.

Tournée 2011
— Théâtre national populaire de Villeurbanne, du 22 mars au 3 avril
— Scène nationale Le Granit à Belfort, du 6 au 8 avril

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