Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Et je dois marcher seul...

[p. 9-10]

— Et je dois marcher seul

Slobo
Pourriez-vous m’indiquer le nord s’il vous plaît ?
Non... Ne me regardez pas... Pourquoi me regardez-vous comme ça ?
Vous avez tous des regard si humains... Moi, je ne peux pas... Je ne peux plus... Vous ne savez pas qui je suis... Moi-même, je ne sais plus... J’ai perdu le nord... Il faut que je marche...Toujours que je marche... Non ! Que je parle... Oui !
C’est cela ! Il faut parler... Sinon, je ne pourrai jamais marcher...
Écoutez... Je cherche un tribunal... Là-bas, en Hollande... Vers le nord... Le tribunal international... C’est comme ça que ça s’appelle, paraît-il... Parce que...
Comment dire ?
Je ne sais plus comment dire...
Écoutez, moi aussi, autrefois, j’ai été un humain. Oui, moi aussi j’ai eu une famille... Voilà, c’est ça... On m’appelait Slobo... Slobo, c’est ça... Slobo Draganovitch... J’étais serbe, orthodoxe, originaire de Bosnie...
Écoutez, j’avais une femme, Alma, musulmane bosniaque, et un fils, Josip... Il avait sept ans... Elle avait de longs cheveux noirs qui sentaient si bon et lui des sourires d’ange... Des sourires d’ange... Nous habitions une petite ville des environs de Sarajevo, je gagnais ma vie comme professeur de lettres françaises... Nous vivions dans un immeuble à majorité serbe... Une belle vie, calme et pleine de promesses...
Et puis un jour, la haine s’est installée, venue sans prévenir...
Surgie de nulle part, ou alors du fond des égouts peut-être...
Elle s’est mise à ronger les cœurs...
Je me souviens, quand la guerre a éclaté, nos voisins ont brusquement changé de regard... Ils ont mis des masques de bêtes sur leurs visages... Ils ont cessé de dire bonjour à ma femme...
Pourtant nous n’avions jamais eu de problèmes avec eux... Certains même étaient des amis chez qui nous allions manger ou qui venaient chez nous depuis des années...
Les soirs de printemps, nous avions chanté et dansé ensemble sur la petite place de la cité...
Tout à coup, il y a eu des graffitis obscènes dans la cage d’escalier... Des lettres de menace anonymes... Des coups de téléphone qui disaient : « Tous les non-serbes doivent quitter la région avant la fin du mois, sinon ils mourront. » Les musulmans ont déserté l’immeuble peu à peu... Mais moi, je ne voulais pas y croire... Je ne voulais pas céder...
J’allais voir mes voisins et je leur disais : « Boris, c’est moi, Slobo... On se connaît depuis l’école... Qu’est ce qui se passe ? Qu’est ce qui se passe ? » Ils me dévisageaient en silence, avec des yeux si froids qu’ils me faisaient mal au ventre, et ils finissaient par claquer la porte... Je pensais que ça n’était qu’une mauvaise passe, que tout allait s’arranger...
Ma femme avait peur. Mon fils ne sortait plus.
Et puis les milices serbes, les Tchetniks, sont arrivées dans la ville.
J’ai vu... J’ai vu des mes yeux par ma fenêtre Boris et un petit groupe de gens du quartier leur montrer du doigt notre appartement. Je pensais : « Je suis serbe, ils n’oseront pas. »
Mais au milieu de la nuit suivante, ils ont enfoncé la porte. Boris était avec eux.

(...)


[p. 21-23]

— Sondage -

Sondeur
Bonjour Monsieur. Je peux vous poser quelques questions ?

Électeur
Moi ? Pourquoi moi ?

Sondeur
C’est pour un sondage, Monsieur.

Électeur
Un sondage. On peut gagner quelque chose ?

Sondeur
Écoutez, ce n’est pas un jeu, c’est un travail que notre institut fait à propos des élections.

Électeur
Un travail pour les élections ?

Sondeur
Les présidentielles, vous êtes au courant ?

Électeur
Oui, oui, bien sûr, les présidentielles, Patron... Un petit travail à faire à propos des élections, c’est ça ?

Sondeur
Exactement. Vous êtes citoyen français ?

Électeur
Mes ancêtres sont morts à Verdun... Ça suffit pas, Patron ?

Sondeur
Je peux vous demander votre âge et votre profession, s’il vous plaît ?

Électeur
Pourquoi ?

Sondeur
C’est strictement anonyme, Monsieur. C’est simplement pour vous caser dans les tranches du panel.

Électeur
Ah bon, le panel ? Je suis casé dans le panel ? Alors... Disons... Vercingétorix...

Sondeur
Pardon ?

Électeur
Vercingétorix... J’ai jamais su pourquoi, on m’a appelé comme ça... Je te jure, Patron ! J’ai pas mes papiers sur moi, malheureusement... Je vais les chercher si tu veux... Attends-moi là, j’en ai pour cinq minutes...

Sondeur
Non, non, restez là ! C’est anonyme. Seulement votre âge et votre profession.

Électeur
Ah ? Oui, alors... pour la profession... Mets... retraité...

Sondeur
Retraité ? Quel âge avez-vous ?

Électeur
30, 35, 40... Environ...

Sondeur
Monsieur, vous savez votre âge, quand même !

Électeur
C’est parce que je suis un enfant trouvé, Patron...

Sondeur
Ah bon ! Trouvé ! À quel âge ?

Électeur
1, 2, 3, on a jamais su...
Dans un sac en plastique bleu, devant la station de métro Alésia...

Sondeur
Dans un sac en plastique bleu... Bon, alors je mets quoi ?

Électeur
Disons 34 et demi !

Sondeur
Je vois ! Retraité de quelle profession ?

Électeur
Sécurité sociale...

Sondeur
Fonctionnaire... Retraité à 34 ans ?

Électeur
Et demi... Accident du travail...

Sondeur
Je vois...

Électeur
Ils ont voulu m’envoyer travailler en Afrique. Pour une histoire de papiers... Et à la frontière, une balle est arrivée en même temps que moi... J’ai reçu la balle dans le front... Ici... Je suis resté avec elle... Dans le front... Ici...

Sondeur
Écoutez, c’est intéressant, mais je suis un peu pressé ! Voyons... J’ai justement une case vide dans mon panel, ici, catégorie B... Je mets fonctionnaire, 35 ans ! ça vous ira ?

Électeur
Ça va, ça va, on se débrouillera...

(...)

Extraits de presse

« Dans ce dernier recueil de neuf textes courts — des monologues, des dialogues, des petits récits pas forcément théâtraux et une chanson — l’écrivain donne la parole à des personnages « tombés hors du monde ».
Victimes d’une violence sociale ou intime, engloutis à l’intérieur d’eux-mêmes, ils ne savent plus ni comment agir, ni comment penser. Ils ont perdu un morceau de leur humanité.
Avec humour, désespoir ou bien en chanson, Yves Reynaud nous raconte que « L’homme du futur sera jetable / Ah ! quelle pensée épouvantable ». Un miroir d’une société consommable. »

[Le Matricule des anges, n° 44]


« Une très belle écriture. »

[Atelier théâtre, n°11, été 2003]

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