Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Quand les voix dansent les cœurs galopent

Poèmes dramatiques

Tempo chair et peau
Je galope
Ce flot ce flux
Messages
Parfois je n’écoute plus
Tu veux bien y penser ?
Si j’étais un boomerang
Petite lutte
Peu
Deux filles sauvages
A toi Grand-Pa
Et je ruse
Pas te laisser fantôme
Quand on a ri
Devant la peur qui court
Trouve le sens
Le désert
Coupure
Ensemble on se bat
Mon corps aussi
Sœurs et silence
Comme une danse
Quand je rêve
Arriver quelque part
Le jugement de l’eau


Je galope

Le chaos est ma plaine
j’ai vu
le chaos
dans mes doigts sur mes bras sous mes tempes
et
et
j’enfile la douleur dans mes veines
et
je me prépare
à frapper à secouer à riposter
j’ai pris j’ai appris je comprends
la vie cogne
et
et
c’est pas moi
la vie cogne je réponds
la vie
j’ai
le courage est ma monture je galope
guerrier fragile
ma guerre c’est tenir
tenir
et
je ne suis pas l’enfant borgne
le gamin mutilé qui ne voit que la moitié de la réalité
je vois je vois de mes deux yeux le pire et l’espoir
le rongeur d’os
de chair
le rongeur des battements de cœur
et la souris brumeuse
ma belle ma toute petite je te garde
toi
tu te glisses sous les barbelés entre les mines
ma petite farfouilleuse des recoins de frontières
sentinelles mitraillettes
qui passe ? qui reste ?
rien à cogner la mort
on prend le risque
on reprend souffle on reprend recommence
et
l’ignorance se défoule
se défoule sur les enfants
et
et
j’ai grandi
je veux connaître
le nom des monnaies et des capitales et le montant des P.I.B.
l’histoire de la Russie de l’Iran
celle de la lutte des noirs américains
la localisation des dictatures
les marées de résistances
pourquoi Gandhi ne voulait pas frapper ?
pourquoi je ne suis pas né pour rencontrer Mohamed Ali ?
j’aurais fait le voyage
pour Mohamed
passé les mêmes nuits froides et rincé les mêmes angoisses
et
et
la réalité
je ne la recrache pas
elle m’étrangle mais j’ai grandi
(…)
j’ai grandi


Ensemble on se bat

UN PREMIER.- Il fait nuit et on sait que la nuit…

UN DEUXIEME.- On ne fait rien de mal, on ne gêne personne.

UN TROISIEME.- On ne s’énerve pas, monsieur, on vous explique, ça va.

UN QUATRIEME.- On vous explique : on ne se bat pas, ça y ressemble mais non.

UN DEUXIEME.- Nos papiers pourquoi nos papiers ?

UN PREMIER.- On est de là tout près.

UN DEUXIEME.- On n’a pas pris nos papiers.

UN TROISIEME.- Quand vous allez courir dehors, en short et en tee shirt, vous non plus vous ne prenez pas vos papiers.

UN QUATRIEME.- On ne peut pas s’entraîner où on est parce que les autres. Le bruit et l’espace.
Les tremblements du sol. Vous comprenez ?

UN DEUXIEME.- On ne va pas déranger quand même.

UN QUATRIEME.- La nuit camouffle tous ceux qui sortent la nuit et restent calmes.

UN PREMIER.- Pourquoi on se cache ? Vous demandez ça mais on ne se cache pas.

UN TROISIEME.- On ne se cache pas.

UN QUATRIEME.- On n’est pas caché, on est au calme. Comme les ombres sous les arbres

UN TROISIEME.- On n’a rien à cacher quand on est calme.

UN QUATRIEME.- Il n’y a pas de bagarre et pas de colère et pas de sang, pas de bosse

UN PREMIER.- Il n’y a pas de problème.

UN QUATRIEME.- On frappe, on donne des coups, mais on les partage.

UN TROISIEME.- Comme on mange ensemble. Comme on prend un thé dans la cuisine ou une cannette sur un banc. Et comme on partage la même chambre.

UN PREMIER.- On se bat ensemble mais pas comme vous pensez.

UN DEUXIEME.- C’est pas la violence que vous croyez.

UN QUATRIEME.- Dans nos corps, sur nos peaux, ça se bat aussi. Et dans nos yeux, vous voyez ?
On se bat ensemble pour partager la douleur et les forces.

UN TROISIEME.- On se donne des vrais coups mais c’est comme le kung fu de Shaolin.

UN QUATRIEME.- C’est pour sentir sur les muscles, sur la peau, la force et le courage.

UN TROISIEME.- On s’entraîne, c’est tout, on n’est pas agité.

UN PREMIER.- On travaille à deux et avec les arbres. Avec les ombres aussi.

UN DEUXIEME.- Nos papiers ? Pourquoi vous demandez encore nos papiers ?

UN PREMIER.- On ne ment pas.

UN QUATRIEME.- Pourquoi on mentirait ?

UN TROISIEME.- On ne cache rien.

UN PREMIER.- On est juste discret pour ne faire d’histoire et ne pas faire de gêne.

UN TROISIEME.- On se bat comme il y en a qui courent.

UN DEUXIEME.- Qui nagent.

UN TROISIEME.- Qui dansent.

UN PREMIER.- Vous croyez que vous avez surpris une bagarre dans le square –

UN QUATRIEME.- Mais non.

UN DEUXIEME.- On vous dit que non.

UN QUATRIEME.- Regardez comme on danse, quand on se bat dans la nuit entre les arbres.
On ne se bat pas pour le mal, pour faire mal. On saisit et on le frappe le mal.

LE PREMIER.- C’est pour ça.

UN QUATRIEME.- C’est pour ça, pour essayer de l’écarter un peu.

UN TROISIEME.- On ne va pas aller s’en prendre à quelqu’un, ça va, on ne fait pas ça.

UN DEUXIEME.- Et on ne prend pas nos papiers.

UN PREMIER.- Ils risquent de tomber de nos poches, on pourrait les perdre.

UN QUATRIEME.- Le mal n’est pas quelqu’un. On ne parle de personne quand on dit « le mal. »
UN TROISIEME.- On s’entraîne.

UN PREMIER.- On s’entraîne ensemble.

UN QUATRIEME.- A ne plus sentir la guerre en nous-même.

UN DEUXIEME.- On vient souvent souvent la nuit.

UN QUATRIEME.- Le corps a un peu froid. Le souffle est un peu buée. Il faut travailler dehors. C’est comme au temple de Shaolin.

LES TROIS AUTRES.- C’est ça.

UN DEUXIEME.- Shaolin.

UN QUATRIEME.- La peau apprivoise mieux le combat avec un peu de froid, un peu de nuit.

UN DEUXIEME.- Alors ça va, monsieur, ça va, vous voyez ?

UN QUATRIEME.- On frappe et on sourit, la joie est souple.

UN PREMIER.- Et c’est moins cher que des cours dans un club, on n’a pas d’argent pour ça

UN QUATRIEME.- On n’apprend pas le combat avec les mensonges et les coups bas. On ne peut connaître le combat qu’en travaillant en apprenant.

UN DEUXIEME.- Alors ça va ?

UN TROISIEME.- On apprend ensemble. C’est pour ça la nuit ici.

UN DEUXIEME.- La nuit, c’est pour ça.

UN QUATRIEME.- On frappe l’ombre, on se bat contre l’ombre sauvage.

UN PREMIER.- On la combat en nous-même.

UN QUATRIEME.- La douleur et la peur projettent l’ombre sauvage. On se bat souples et légers.

UN TROISIEME.- Souple, souple.

UN QUATRIEME.- Pour repousser l’ombre sauvage. Loin loin du calme.


Mon corps aussi

Papa, mon corps aussi
il connait, tu sais, la peur, l’espoir
mon corps serré entre eux
les miliciens et vos corps, papa, maman
et entre la joie, mon anniversaire
et l’intrusion, les coups, les tirs
maman, coups au visage, sang aux cheveux
insultes, menaces, la marée des balles
mon enfance que tu sauvais un peu, papa
mon enfance noyée
dans la mort, elle coulait de ton corps
couché sur le sol, papa,
quelques minutes avant, toi et moi, nous tous
nous ne savions pas nous arrêter de rire
et nous dansions
sur des chansons dans notre langue
comme s’envolent des poussières tristes
je progresse en français, papa
je passerai en troisième l’année prochaine
mais papa, mon corps est resté à la maison
resté près de toi
(…)

Extrait de presse

« Le dernier texte de Cédric Bonfils se présente comme un recueil kaléidoscopique de 25 formes qui font entendre les voix, les trajectoires humaines, les passages et les traces de destins d’adolescents ou de jeunes adultes. Des monologues, des dialogues, un quatuor, des répliques identifiées, des versets, des distiques, du récit, une strophe… comme autant de recherches pour approcher le réel transfiguré comme si le multiple seul pouvait donner la parole à ces inconnus en partance, à ces exilés aussi de leur langue.

Si l’inscription éditoriale du volume annonce des « poèmes dramatiques », formule habitée par tout un pan de l’histoire du théâtre français, il est sans doute plus juste de parler de Théâtre-Poésie : matière langagière et parole articulée se donnant l’une à l’autre. Le titre, Quand les voix dansent les cœurs galopent, n’est-il pas le signe, le signifiant de la phrase-image, d’un proverbe (quand le chat dort, les souris dansent) réinventé et humanisé, premier moment de l’art poétique de l’auteur.

La parole est matrice du texte. Les voix adolescentes « tchatchent ». La parole est le flot, le flux (p.14), le flow. Mais elle est surtout rythme et musique (...)

L’unité de lieu paradoxalement réside dans l’impossibilité d’un seul lieu, d’un texte qui tiendrait en un seul morceau. »

[Marie Du Crest,La cause littéraire, 7 octobre 2019]


Vie du texte

Lecture dans le cadre des Lundis en coulisse, proposés par le Théâtre narration, Lyon, 29 mars 2021.


Lecture en déambulation d’extraits par des étudiants en arts du spectacle de l’université Paul Valéry, Montpellier, dans le cadre du Festival Les Nouveaux Horizons du Texte, créé par La Baignoire, lieu des écritures contemporaines, le 14 mai 2023.

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