Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

La ville ouverte

PERSONNAGES

Érine
Andréa
Suzanne

Dans le rêve, Érine est La jeune fille aux cheveux filasse, Andréa est La Générale et Suzanne est La femme qui n’est pas moi.

Le Chœur raconte et fait apparaître Damoclès, Denys l’ancien et les habitants de la ville ouverte.


Partie 1

1

D’abord tu vois ce que tu vois toujours
La ville depuis la fenêtre
Affalée
Repliée sur elle-même
Comme en attente de quelque chose
D’une vie nouvelle
D’une journée brève
Ou de son propre anéantissement

Le monde est là
Immobile
Muet

Les bus circulent
Les métros vont et viennent
Montent les fumées hivernales dans l’air froid
Des silhouettes s’engouffrent dans les voitures
Disparaissent aux intersections

Il est 8h

Le monde
Cette ville repliée derrière la fenêtre
Les toits
Le ciel lourd brumeux
La vie commune
Les secrets jamais dits emportés dans les tombes
Les souffles par millions dans les open-space

Des grues au loin émergent du brouillard
Se mettent en mouvement
Font des signes
Lancent des messages codés par-delà le pays natal

D’abord tu ne sais rien
La radio est éteinte
Aucune nouvelle du monde en cours

Batailles perdues
Lois scélérates
Marées noires
Continents qui chavirent
Incendies et massacres

Reste assise
Ne bouge pas

Il faudrait pouvoir parler de rien
Du temps qu’il fait
De cette ville semblable aux autres
De ce silence hivernal semblable aux autres
De ces foules semblables qui apparaissent et disparaissent
Et tu regardes le ciel
Et d’abord tu te dis
Quand un rayon de soleil perce le brouillard

Mais où vois-tu un problème ?
Où ?



2

Ce qu’il y a à dire
Ce qu’il faudrait dire

Ce qu’il faudrait immédiatement dire
Pour faire cesser le tordu le violent l’insoutenable
Et la nuit
Et l’abject
Et les naufrages
Et l’ordure
Dire quelque chose en réponse immédiate
Les mots dans l’urgence comme des armes solaires
Crachés
Qui viendraient repousser la nuit
Abattre
Combattre
Révéler
Et ne pas attendre les filtres
Qui sont là pour filtrer
Et dire avec leurs têtes de filtre

On en parlera demain
Il faut voir
Ce n’est pas le moment
Plus tard
Où voyez-vous un problème ?
Ne vivons-nous pas après tout
Dans le meilleur des mondes possibles ?

Les faire taire
Qu’ils se taisent
Qu’ils s’en aillent tous
Et que les mots attaquent agrippent s’emparent du monde tordu
Et lui redonnent une forme

Il est 8h30


3

Erine

Je m’appelle Erine. J’ai 23 ans. Je suis assise dans ce petit appartement d’Europe occidentale. Et je voudrais que quelque chose se passe. Je ne me reconnais pas dans la plus grande partie des Comment dit-on déjà ? Jeunes de mon âge ? Contemporains ? Je ne comprends pas mon époque. Ses obsessions. Ses impasses. Ce que l’on attend de moi. Qu’est-ce que vous voulez ? Je ne sais pas ce que je vais bien pouvoir faire de toute cette masse de vie devant moi. Et où trouver ma place. Il y a quelque chose dans l’air d’irrespirable non ? Dans l’air abstrait si tu veux. Dans l’air mental. Dans ta tête Erine. Car les rues sont propres et lavées chaque jour. Dans le pays où nous sommes. Pour le moment. Mais le point de rupture est proche. Quelque chose est invivable non ? Et pourtant tu vis. Tu te lèves chaque matin. La nourriture va à ta bouche. Et le sang circule à flot dans tes organes. Et tu as les images du monde devant les yeux. Et tu sais très bien te repérer dans la forêt des signes. Et tu sais très bien te débrouiller avec les codes. Les études. Le travail. Qu’est-ce qui te paraît à ce point impossible ? Quelle misère imites-tu ? A qui voudrais-tu ressembler ? Où vois-tu un problème ? Dans quel pays t’imagines-tu être ? Voudrais-tu vivre ? Réellement ? Je sors. Je prends le tram. Je traverse la ville. Hallucinée. Je lis. Je prends des notes sur l’histoire de mon pays. Les heures noires. La naissance dans le sang des Républiques. La suffisance abjecte des vainqueurs. L’histoire maudite des vaincus. Je traine dans les rues. J’imagine de grands bouleversements. Je perds une heure à regarder une brique dans le soleil. Je cherche le cœur de la vie brute. Et je plonge dans le sommeil. En rêve il est facile de se battre. De frapper. De courir. De se venger du monde atroce. De ce qu’il nous fait subir. Chaque nuit dans mes rêves je déchire la toile sombre jetée sur l’avenir. Je crie. Je me venge. Je rends la justice. Je remets le monde sur pied. Il y a des coups et du sang. Je m’emmêle dans les draps trempés de sueur. Pourquoi sommes-nous ici ? Savez-vous où nous allons ? Avez-vous trouvé un lieu pour vivre ? Ne me laissez pas seule. Et le monde se met à hurler.


Partie 2

4

La jeune fille aux cheveux filasse. - Je vais tuer un homme
Je n’ai jamais fait ça
Je ne sais pas ce que l’on ressent
La résistance de la peau
Des organes
Le refus de mourir dans les muscles
Je ne sais pas ce que ça fait
Je ne connais pas le silence
Qui s’ensuit
Les yeux inertes
L’odeur du sang collée à soi
Et ce moment où il faudra s’enfuir
Disparaître
Quitter la ville
Et la vie d’après
Ce que l’on garde d’un meurtre
Comme traces


5

La Générale. – Tu as quel âge ?

La jeune fille. – 23 ans

La G̩n̩rale. РParle-moi de toi

La jeune fille. – Qu’est-ce que je peux dire ?

La Générale. – Comment tu es arrivée ici ?

La jeune fille. – J’ai été capturée avec d’autres femmes

La Générale. – Quand ?

La jeune fille. РLors de la derni̬re bataille

La Générale. – Et tu as de la famille ?

La jeune fille. – Une petite fille

La Générale. – Quel âge ?

La jeune fille. – 5 ans et demi

La femme qui n’est pas moi. – Non. Elle n’a pas d’enfant. Elle est célibataire

La jeune fille. – Ça pourrait l’amadouer

La femme qui n’est pas moi. – Ne cherche pas à l’amadouer. Il n’y aura pas d’enfant. L’enfant n’est pas une bonne idée. L’enfant viendra toujours noircir quelque chose dans son regard. Et tu seras rejetée. On te rejettera à cause de lui. Tu seras mise à l’écart rejetée dans le camp des mères. Et tu deviendras rapidement une chose que l’on écarte. Non désirable. Non aimable. Plus du tout vendable. Et il en voudra une autre. Et très rapidement avant même que tu ne commences à avoir peur il te jettera par la fenêtre 100 mètres de chute et adieu !

La Générale. – Tu as de la famille ?

La jeune fille. – Non

La Générale. – Et tes parents ?

La jeune fille. – Morts

La G̩n̩rale. РRaconte-moi un r̻ve

La jeune fille. РJe ne me souviens jamais de mes r̻ves

La G̩n̩rale. РEssaie

La jeune fille. РIl ne me demandera jamais ̤a

La femme qui n’est pas moi. – C’est exactement le genre de choses inattendues et bizarres qu’il pourra te demander

La jeune fille. – Pourquoi un rêve ?

La femme qui n’est pas moi. – Pour savoir qui tu es. Quel genre de femme. Comment tu réagis à l’imprévu. Si tu es instinctive ou cérébrale. Ce genre de choses. Il aura besoin d’être stimulé dans l’imaginaire. Et plus il sera stimulé dans l’imaginaire plus il baissera la garde. Nous sommes dans le château. En bas la fête se poursuit. Les arbres bougent aux fenêtres. Des navires chavirent dans l’obscurité. Le pays brûle

La G̩n̩rale. РRaconte-moi un r̻ve

La jeune fille. – Je tombe dans le vide

La G̩n̩rale. РTout le monde tombe dans le vide

La jeune fille. – Je tombe dans le vide pendant des heures

La Générale. – Ce n’est pas un rêve original. Raconte-moi un rêve original. Déshabille-toi.

La jeune fille. – Je me déshabille ?

La Générale. – S’il le demande

La femme qui n’est pas moi. – Et il pourra te le demander n’importe quand

La G̩n̩rale. РD̩shabille-toi. Et raconte-moi un r̻ve.

La jeune fille. РArr̻te.

La Générale. – Quoi ?

La jeune fille. РDe faire cette t̻te.

La G̩n̩rale. РJe suis dans le r̫le.

La jeune fille. – Tu es caricaturale.

La femme qui n’est pas moi. – Reprenez.

La jeune fille. – Je suis nue.

La Générale. – C’est bien. Tu peux te rhabiller.

La jeune fille. – Donc je me rhabille.

La femme qui n’est pas moi. – S’il le demande.

La Générale. – Regarde-moi. Tourne-toi. C’est bien. Tu considères toi aussi que je suis responsable de la situation actuelle ?

La jeune fille. РJe ne consid̬re rien. Je veux juste vivre.

La Générale. – Vivre ?

La jeune fille. – Quitter la ville ouverte.

La Générale. – Et tu penses que je suis responsable de ce qu’il se passe ?

La jeune fille. – Ce que je pense n’a que peu d’importance non ?

La G̩n̩rale. РJe ne sais pas.

La jeune fille. – Je n’ai pas d’argent. Je n’ai pas de pouvoir. Je ne compte pour rien. Si je disparais personne ne s’en rendra compte. Est-ce que j’ai une importance ? Est-ce que ma façon de voir le monde a une influence quelconque sur sa course ? Est-ce que je peux transformer la situation en pensant contre elle ? Ou est-ce que ça revient au même ? Que je sois contre ou totalement soumise qu’est-ce que ça change ? Que j’aime la situation actuelle. Que je l’approuve ou la désapprouve. Que j’applaudisse. Que je sois d’accord avec telle ou telle chose. Est-ce que ça a une importance ? Est-ce que je peux transformer la situation ?

La Générale. – Ouh la là tu me donnes mal à la tête. Ferme donc un peu ta gueule et allonge-toi ici.


Partie 3

1

Damoclès est toujours
Dans le château
Il passe d’une salle à une autre
Il ne trouve sa place nulle part

Au milieu des rires
Au milieu des corps
Au milieu des danses effrénées
Et des grands feux d’artifices sur la mer

L’épée est toujours suspendue
Au-dessus de sa tête
Comme une vieille amie
Menaçante

–  J’ai l’impression
Qu’elle se rapproche
Non ?
De plus en plus près de mon crâne ?
Non ?
Denys
Aide-moi

Mais Denys est en pause
Il s’est engouffré
Dans l’orgie
Comme dans un tunnel

Et Syracuse dérive lentement
Au rythme des plaques tectoniques
Et de la rotation terrestre

–  Amuse-toi Damoclès

Distinction

Pièce finaliste du Grand Prix de Littérature dramatique 2019.


Pièce sélectionnée par le bureau des lecteurs de la Comédie-Française en 2019.

Extrait de presse

« Une ville ouverte, c’est normalement, en temps de guerre, une ville sanctuarisée, que les combattants de chaque camp s’entendent pour épargner et pour épargner ainsi ses habitants ou ses richesses culturelles. On sait grâce à Roberto Rossellini que Rome bénéficia de ce statut pendant la Seconde Guerre mondiale.

Mais la ville ouverte de Samuel Gallet n’est pas (du moins pas tout à fait) ce lieu sanctuarisé, épargné par les combats. Elle apparaît en effet comme une ville mise à nu, comme un monde révélé dans sa violence et sa cruauté ; elle s’ouvre comme une oreille s’ouvre au cri du monde, au cri dans soi, s’ouvre à ce qui était tu. (…)

C’est contre cela, contre cette tyrannie, que les trois personnages féminins de la pièce partent en guerre, avec cette particularité que leur campagne se déroule de nuit, car en rêve : drapée dans ce rêve comme dans une plus vaste tunique, leur révolte peut rejoindre l’histoire et la mythologie et prendre ainsi une dimension universelle et même éternelle (car totalement « transhistorique »). En rêve, ces trois personnages deviennent des tyrannicides : cette épée de Damoclès qui était suspendue au-dessus d’elle, qui est suspendue au-dessus de la ville, qui est suspendue au-dessus du monde, c’est au fond comme si elles s’en saisissaient aussi pour la retourner contre le tyran.

Cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de nous est l’épreuve que nous ne devons pas refuser, que nous devons affronter : d’une certaine manière, il faut prendre l’arme ou rendre l’âme. Elle vient, cette épée, couper en son milieu le fruit rond qu’est la terre, nous traverser de part en part pour le pire (la sensation d’une chute permanente et sans fin de tout, le sol qui nous manque, l’angoisse devant la force avec laquelle le monde court à sa perte) et le meilleur (le parler tranchant retrouvé, le désir d’innocence et de pureté, la soif d’aimer en vérité).

C’est pour tout cela qu’il faut lire la pièce de Samuel Gallet dont l’argument, le déploiement et le langage (malgré les deux intermèdes consacrés aux flatteries de Damoclès qui nous semblent être une concession malheureuse au parler médiatique de ce temps) se situent à cette hauteur historique et tragique qui ennoblit l’auteur et son lecteur en leur faisant franchir ensemble les portes de la vérité. (…)

Comment ne pas voir dans cette Syracuse de rêve le visage tout à la fois déformé et plus vrai de l’Europe réelle d’aujourd’hui, assiégée, notamment sur ses côtes siciliennes, par des embarcations pleines d’exilés qui constituent une population aisément exploitable et un réservoir de prostituées bon marché ?

La langue de Samuel Gallet est ici dure et crue, tragique, presque shakespearienne. (…) »

[Frédéric Dieu, Profession spectacle, 27 novembre 2018]


« La ville de Samuel Gallet n’est pas un lieu sanctuarisé, c’est une ville mise à nu, un monde révélé dans sa violence et sa cruauté.

Contre cette tyrannie, trois femmes, qui ne se connaissent pas et qui ont toutes le sentiment d’avoir une épée de Damoclès au-dessus deleur tête, partent en guerre. Mais cette guerre est particulière puisqu’elle se déroule dans leur sommeil, en rêve.

Que se passera-t-il lorsque le rêve prendra fin ?

En revisitant le mythe de Damoclès, Samuel Gallet interroge la place du rêve dans une société où règne le défaitisme. »

[L’Avant-scène Théâtre, décembre 2019]

Le texte à l’étranger

La pièce est traduite en turc par Banu Kibar sous le titre Açık Şehir, en 2019.


La pièce est traduite en espagnol, Cuba, par Jesús David Curbelo en 2022, en partenariat avec la maison d’édition française Actualités Editions et la maison d’édition cubaine Tablas Alarcos.

Elle est publiée par Tablas Alarcos en 2022 avec le soutien de l’Institut français à Cuba.

Une présentation officielle du livre, en collaboration avec la plateforme éditoriale Actualités Editions et la faculté de théâtre de l’Université des Arts de La Havane dans le cadre de l’événement « Traspasos escénicos » aura lieu du 14 au 19 novembre 2022.

Vie du texte

Cr̩ation dans une mise en sc̬ne de Jean-Pierre Baro, avec Aur̩lie Edeline, Sabine Moindrot et Camille Roy aux Sc̬nes du Jura РSc̬ne nationale du 6 au 9 mars 2017.

Tournée 2017
— Bocage normand et à Vire Le Préau Centre Dramatique de Normandie – Vire, du 14 au 24 mars
— Comédie de Saint-Etienne CDN, du 28 au 30 mars
— en Haute-Loire dans le cadre de La Comédie itinérante, du 31 mars au 7 avril


Lecture au Studio-Théâtre de la Comédie-Française, dirigée par Aurélien Hamard-padis, avec Elissa Alloula, Claïna Clavaron, Flora Chéreau, 14 décembre 2019.

Radio Clapas - Emission PVC sur 93.5 Montpellier

1 heure d’émission à écouter en podcast dont le principe est :

« Autour des auteurs publiés par les éditions Espaces 34, les étudiants de l’ENSAD de Montpellier, sous la direction de David Léon, travaillent leur voix, leur diction, le sens des textes. Une fabrique de l’art du comédien à entendre, entrecoupée par la parole des auteurs, de leur éditrice Sabine Chevallier, et de la dramaturge Marie Reverdy. Le texte se déploie également le temps d’une lecture faite par l’auteur, par les étudiants de l’ENSAD, ou par Béla Czuppon, comédien et metteur en scène, La Baignoire-Montpellier. »

http://www.radioclapas.fr/portfolio/plateau-virtuel-club/

1re diffusion vendredi 2 mars 2018, émission 5
https://www.youtube.com/watch?v=WXbp7InauQQ

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