Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Tenir

Extrait, début p.11-16

RESTER
1

Il y a Celui qui reste et L’Autre.
L’Autre est celui qui a tout vu et qui pourtant
n’est pas si vieux.
Il compte beaucoup pour Celui qui reste.
Parfois, c’est trop pour Celui qui reste d’être
dépendant de L’Autre.

Grand bruit.

CELuI quI RESTE. – y a un mur de la maison qui est tombé !

L’AuTRE. – Et les autres murs ?

CELuI quI RESTE. – Toujours là.

L’AuTRE. – Bon alors ça va, tu peux dormir ! Dors !

Grand bruit.

CELuI quI RESTE. – y a un autre mur qui est tombé !

L’AuTRE. – oui, je sens l’air ! Ferme la fenêtre.

CELuI quI RESTE. РElle est tomb̩e avec le mur.

L’AuTRE. – Ferme la porte alors. Et dors.

Grand bruit.

CELuI quI RESTE. – La porte s’est envolée.

L’AuTRE. – Tu vois ses ailes ?

CELuI quI RESTE. – Non.

L’AuTRE. – Elle n’ira pas bien loin.

Grand bruit.

CELuI quI RESTE. Рy a un autre mur qui est tomb̩.

L’AuTRE. – Lequel ?

CELuI quI RESTE. – Celui qui donne sur la rue.

L’AuTRE. – Tant mieux, si un bus arrive nous le prendrons.
Dors.

Grand bruit.

CELuI quI RESTE. Рy a un autre mur qui est tomb̩.

L’AuTRE. – Lequel ?

CELuI quI RESTE. – Celui qui donne sur le jardin.

L’AuTRE. – Tant mieux, nous verrons les arbres.

Grand bruit.

CELuI quI RESTE. РIls sont tous arrach̩s.

L’AuTRE. – Fallait s’y attendre. Dors.

Grand Bruit.

CELuI quI RESTE. – hé, le toit, il tient tout seul !

L’AuTRE. – Tant mieux ! Dors !

CELuI quI RESTE. – Il tient comment ?

L’AuTRE. – une maison bien faite. Secret d’architecte. Sans
mur, le toit tient…

Grand bruit.

CELuI quI RESTE. Рh̩, le plancher bouge.

L’AuTRE. – Il a toujours bougé.

CELuI quI RESTE. – Il vibre beaucoup.

L’AuTRE. – Il nous berce. Dors.

Grand bruit.

CELuI quI RESTE. – hé, le toit s’est effondré !

L’AuTRE. – Et nous ?

CELuI quI RESTE. – Au milieu des gravats !

L’AuTRE. – Et le lit, il tient encore ?

Silence.

CELuI quI RESTE. – D’accord, je dors !

L’AuTRE. – Voilà, tu as compris.

Bruit assez fort.

CELuI quI RESTE. Рh̩, le lit glisse.

L’AuTRE. – Ça tombe bien, je n’ai plus envie de dormir.

CELuI quI RESTE. – J’ai froid.

L’AuTRE. – Mets une veste.

CELuI quI RESTE. – y a plus rien ! Tu ne vois pas qu’il n’y a
plus rien ! Rien, rien ! Tout est en miettes, broyé, noyé,
brûlé.

L’AuTRE. – Et alors, ça change quelque chose entre nous ?

CELuI quI RESTE. – Non.

L’AuTRE. – Alors ça va.

Petit bruit.

CELuI quI RESTE. – hé, y a plus de route !

L’AuTRE. – Tu ne vas pas recommencer.

CELuI quI RESTE. – Regarde !

L’AuTRE. – Peux pas, je suis en train de perdre la vue.

Tout petit bruit.

CELuI quI RESTE. – Ça sent !

L’AuTRE. – Ah bon ?

CELuI quI RESTE. – Ça sent le pourri, un mélange d’épandage
frais et d’hôpital bondé.

L’AuTRE. – Je perds aussi l’odorat.

Silence.

CELuI quI RESTE. – J’ai faim.

L’AuTRE. – C’est fini pour moi, ça !

CELuI quI RESTE. – La faim ?

L’AuTRE. – oui, la faim c’est fini.

Petit bruit que fait Celui qui reste en mangeant.

CELuI quI RESTE. – C’est bon !

L’AuTRE. – oui, c’est bon.

CELuI quI RESTE. – Mais, tu n’as rien avalé depuis trois jours.

L’AuTRE. – Je sais que c’est bon, ça me suffit ! C’est comme
ça que je mange.

Silence.

CELuI quI RESTE. – Tu te souviens de notre première journée ?

L’AuTRE. – oui.

CELuI quI RESTE. – Tu m’as dit : je suis avec toi parce qu’il
n’y a personne d’autre.

L’AuTRE. – oui.

CELuI quI RESTE. – Tu m’as dit : c’est pareil pour tout le
monde puis ça vient. C’est venu ?

L’AuTRE. – oui. Je suis là, près de toi.

Silence.

CELuI quI RESTE. Рh̩, tu ne dis rien depuis un moment.

L’Autre ne bouge pas, ses yeux sont fermés,
ses mains disparaissent.

hé ?

Silence.

T’as plus de mains !

L’AuTRE. – Ça va très bien.

CELuI quI RESTE. – Pas moi.

L’AuTRE. – Normal, c’est toi qui restes.

Grand silence.

CELuI quI RESTE. – hé, t’es où ?

L’Autre s’efface de la même manière que l’on
efface un dessin sur un tableau.

Je préfère que tu sois là, même en dormant.

L’AuTRE. – …

CELuI quI RESTE. – hé !

Celui qui reste finit par s’endormir.


Extrait p.41-43

BOUGER
6

Celui qui reste se réveille debout contre Le
Type.

CELuI quI RESTE. – ha ! Non, pas ça !

LE TyPE. – Bouge pas !

CELuI quI RESTE. – Cauchemar ! C’est un cauchemar.

LE TyPE. – Bouge pas ! Sinon, on tombe tous les deux et
pfft, plus personne.

CELuI quI RESTE. – T’as plus besoin de flingue, là, hein ?

LE TyPE. – Si je l’avais, je te tuerais.

CELuI quI RESTE. – T’es vraiment un abruti.

LE TyPE. – Bouge pas !

CELuI quI RESTE. – T’as besoin de moi, là, hein ?

LE TyPE. – oui. J’ai toujours besoin des autres. Je m’en sers.

CELuI quI RESTE. – on est ex æquo, là, ex æquo.

LE TyPE. – Beurk ! Être l’égal d’un autre ? Jamais !

CELuI quI RESTE. – on est deux à rester. on verra celui qui
a raison.

LE TyPE. – Bouge pas.

CELuI quI RESTE. – D’accord, je ne bouge pas. Et, j’ai beaucoup
de talent pour rester.

LE TyPE. – C’est bien pour ça que je me sers de toi. Bouge
pas !

S’il bouge, Le Type tombe, mais lui tombe
aussi.
S’il ne bouge pas, il va rester très longtemps
à côté du type et ce n’est pas supportable
pour lui, sauf si Le Type change, mais il faudra
beaucoup de temps.
Alors, il pense à L’Autre et commence à sentir
qu’il peut tenir tout seul en équilibre dans le
vent. Mais ce n’est pas suffisant.
Une toute petite brise se lève.
Il pense au goura et la force de tenir lui
arrive.
Il bouge un peu.

Bouge pas.

CELuI quI RESTE. – J’ai moins peur que toi, je le sens.

LE TyPE. – Le plus résistant c’est moi, je suis le plus
méchant !

CELuI quI RESTE. – Tu ne peux pas me tuer, là, je te soutiens.

LE TyPE. – Personne ne m’a jamais soutenu.

CELuI quI RESTE. – C’est bon, hein, d’être soutenu par
quelqu’un !

LE TyPE. – Des mots ! Du vent !
Je ne pense qu’à te tuer. Je le ferai quand je n’aurai plus
besoin de toi. C’est tout.

CELuI quI RESTE. – Pourquoi tu ne l’as pas fait plus tôt ?

Ils se taisent. Le Type ne s’aperçoit même pas
que Celui qui reste a eu le dernier mot.
Mais le dernier mot, Le Type s’en fout, il est
concentré sur sa future tuerie.
Celui qui reste en profite et s’écarte.
Le Type tombe dans la bouillasse la tête la
première.
Il ne se relève pas.
Il est probablement mort.
Celui qui reste est pantelant mais il tient
debout seul.

Extraits de presse

« (…) Trois personnages qui n’en sont pas vraiment, sans identité, sans nom, sans passé, sans genre. Trois personnages masculins à première vue qui pourraient tout aussi bien être des femmes, Celui qui reste tombe d’ailleurs enceinte.

Trois personnages qui ne pourraient être qu’un : Celui qui reste, hésitant entre la mort (Le Type) et la vie ou la survie (L’Autre). Des non-êtres qui errent et résistent dans un monde où tout se perd même ce qu’ils ont été. Des personnages hantés par une pulsion de mort omniprésente, légitime dans leur monde mortifère, et pourtant plein de vie, de joie même, parfois d’espoir.

Auprès d’eux, loin de se résumer à des indications scéniques, les didascalies forment une voix puissante et poétique, habitée, qui enrichit le texte et nourrit l’univers, emplissant les silences d’images et de possibles. (…)

S’articulant autour de 4 parties : « Rester », « Bouger », « S’envoler », « S’ininterrompre », à l’image du parcours opéré par Celui qui reste, le texte de Nathalie Papin multiplie les métaphores, les images pour parler simplement du monde, de l’amour, des utopies comme des rêves.

Entre silence et parole, entre solitude et amitié, entre humour et tragique, entre l’envol du goura (alter ego de Celui qui reste) et sa mort, entre la méchanceté du Type et son incapacité à aller au bout, à tuer Celui qui reste, Tenir est en tension. Une tension constante, qui se fait appel à la résistance, appel à la vie. Celui qui reste restera, toujours, envers et contre tout.

Tenir est une de ces rares pièces pour adultes qui garde son âme d’enfant. Sans être léger pour autant, le texte est habité par une fantaisie enfantine qui rappelle le conte. Un conte sombre et violent mais dans lequel on plonge avec un plaisir naïf.

Le texte n’en est pas moins extrêmement poétique. La langue de l’autrice est puissante, efficace, imagée. Elle nous transporte et fait vivre un monde beau dans son anéantissement et sa possible renaissance. On lit et on rêve d’une mise en scène qui saurait faire honneur à la pièce, qui saurait faire vivre ses images, cette poésie, une mise en scène qui saura rester à la limite entre le rêve et le cauchemar, entre la fin et l’espoir… »

[Alice Palmieri, Le Souffleur, 9 juillet 2017]

Vie du texte

Mise en voix à la Mousson d’été, dirigée par Leyla-Claire Rabih avec Christophe Brault, Charlie Nelson, Bruno Ricci, le 27 août 2017.


Lecture aux Lundis en coulisse, sélection par Gislaine Drahy, Théâtre narration, à La Baignoire, Montpellier, le 12 mars 2018.

Haut