Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

suivi de Alliance Que seul un chien

Images I
première partie de Que seul un chien
p. 9 et suiv.

Les slash indiquent la possibilité de dire, répéter, superposer les variantes dans l’ordre, dans le désordre, tout ou partie.

Tu voudrais simplement
quelque chose que
tu n’as pas

Les draps sont froissés
par la nuit
tu les froisses
davantage

Tu veux les tournesols plus jaunes
la pluie
plus seule
les tables plus
abandonnées
la terre plus noire
ton cœur plus brûlant

Tu veux tout et son contraire

ALORS TU T’EN VAS

tes doigts serrés sur les cigarettes que tu fumes
(alors)
en quantité

akko amman amsterdam baie de matsushima
baie de somme

Ça s’écrit lentement dans ton corps
trop lentement
Tu n’as jamais supporté la lenteur l’attente

Tu voudrais tout très vite
et pouvoir recommencer après
autant de vies que de chambres d’hôtel

Tu en habites

des chambres
au long de ces quatre années

baie de somme barcelone bologne
bucarest budapest chicago

Tu en parcours des pays
Et des terres
Tu en vois des enfants
Des blonds des bruns des maigres des pouilleux des joyeux
Tu en visites des marchés
Tu en prends des taxis
Tu en absorbes des solitudes des foules des peuples des puissants des paumés des opprimés

Tu en visites des églises des temples des mosquées des synagogues
Tu en foules des pierres des ruines des pavés
Terre et sable
Béton goudron caillasse

Et tu en oublies
Beaucoup
La plupart se perdent au fil des jours / La plupart disparaissent / Tu les fais disparaître

Tu prends des photographies

bucarest budapest chicago damas
erice hiroshima île rousse ishinomaki
isla negra jerusalem kiev kyoto

Tu as faim
C’est ce que tu photographies
Ta faim
Ton attente
Tu prends des photographies
Une façon de passer le temps

isla negra jerusalem kiev kyoto la spezia
le caire marseille

Tu attends
ou tu espères
ou tu désires
ou tu veux
De toute la force de ta jeune volonté
Les yeux plus gros que le ventre / Alors plus gros que le ventre / Alors / Encore / Déjà plus gros que le ventre

Tu prends des photographies
De l’autre côté des mers
Quelqu’un t’attend
Une façon de
saisir la chose
Te désire
Quelle chose
Quelqu’un qui sait ce qu’il attend et désire

IL Y A DES ETRES QUI SAVENT

le caire marseille mer rouge minsk
neerpelt neguev ostende

Aimerais-tu savoir
Si tu es là est-ce parce que tu sais
ou bien parce que tu cherches
Ou bien es-tu perdue

minsk neerpelt neguev ostende palmyre
paris pomaire

Ta faim est immense
Elle sera toujours la plus grande
De toutes les faims que tu porteras / Que tu oublieras


Alliance
p. 47 et suiv.

J’ai perdu la mienne dans le lit
Elle la met dans une boîte
Un écrin elle dit J’ai mis l’alliance dans l’écrin
Dans la boîte tu l’as mise dans la boîte
l’alliance tombée du doigt
Nous nous portions l’un l’autre au doigt
Perdu dans ce lit trop grand un lit une place un lit qu’on monte qu’on descend
Qu’elle vienne s’allonger contre moi tout contre
Qu’elle pose sa main sur la mienne
c’est trop lourd
Un amour trop lourd qui peut le croire

Rentrons maintenant
Pierre
Pierre

Je redoute la main de ma femme
Qui peut l’imaginer
À qui dire cela
Il n’y a rien à dire
Ne reste-t-il rien que l’amour puisse offrir

Ma mère prépare un chocolat chaud
nous buvons en silence dans la cuisine
Le jour tombe il tombe
Nous sommes tous les deux
elle et moi
heureux

Mets ta main sur la main de ta femme dans le jour immobile
Aïe
La toux te prend le bruit que fait
ton corps perdu percé bruit de mâts démâtés dans les rafales du vent tout déglingué le vent t’attrape par les chevilles remonte te glace la poitrine
Tousse tousse crache tes os ton cœur ce qui reste de tes poumons crache tes yeux et ta langue crache-toi mets-toi à mort comme ta mère t’a mis
au monde
J’ai peur
Je crache ma tumeur qui ne sort pas
Plus rien ne sort plus rien ne rentre
Plus rien ne me fait plus rien
Personne ne prend ce que j’ai personne ne partage ne soulage
Je suis ce que j’ai la fièvre la toux le mal je ne suis plus que ce que j’ai
sans elle
Je suis sans elle qui est là qui est la femme que j’aime ma femme et dont je ne porte plus l’alliance

Tu aimes la maison la forêt les cris des bêtes les bêtes sauvages qui s’approchent de la maison la nuit
Tu reconnais le chant des oiseaux quatre-vingt espèces d’oiseaux vous les avez comptées ton père et toi
Tu rentres du lycée le week-end tu attrapes ta serviette et tu cours jusqu’au lac
Demain tu iras pêcher avec ton père tu iras ramasser le bois
Tu t’assieds sur les racines d’un arbre des heures entières tu observes les oiseaux
Pierre ! appelle ta mère Pierre !
Elle te cherche depuis des heures
Tu la vois apparaître entre les trembles entre les châtaigniers
Demain tu iras à la rencontre des oiseaux
Tu fais tes études à la grande ville
puis dans une ville encore plus grande
loin
Le bruit incessant des automobiles te contrarie
Tu fermes les yeux et tu vois
le sable gris qui borde le lac
les oies sauvages qui s’envolent
la famille de canards les poules d’eau le héron
Depuis l’autre rive ils te regardent
C’est l’automne
Tu as des kilos de châtaignes dans ton sac à dos
tu sais ouvrir les bogues des châtaignes sans te blesser
vous les grillerez tout à l’heure dans la cheminée avec ta mère ton père et ta sœur
Dans la forêt de châtaigniers tu t’endors

Il fait noir
Un reflet subsiste
se maintient
dans les vitres de la baie
Tu voudrais soulever ta tête
voir
ce qui se maintient

Extraits de presse

Que seul un chien
« s’est écrit en écho à soixante-cinq photographies données à l’auteur. Des photographies d’une femme qui a fait le choix de partir en voyage et de tout quitter, y compris sa vie de famille (elle était mère de trois enfants) pour être au monde. (…)
Nous sommes dans le secret de l’âme, sa part de mystère. L’écriture entrouvre des possibles, elle n’est jamais péremptoire. Profondément musicale et rythmique, elle offre des lignes de faille… »

Alliance
« C’est une matière sonore d’une très grande délicatesse. Claudine Galea réussit à évoquer les derniers instants d’un homme, elle imagine en boucle les pensées qui le traversent, en même temps que la présence des proches. Là encore, la langue de l’auteur est une matière sensible dont chacun peut s’emparer à sa façon. (…)

Claudine Galea nous invite à écouter de toute notre âme, jusqu’au silence. »

[Laurence Cazaux, Le Matricule des Anges, n°162, avril 2015]


« … ce monologue à plusieurs voix qui s’articule en trois mouvements. On distingue les dires d’une femme, « la fille sur les planches » : insatiable voyageuse, elle s’adresse aux siens qui lui manquent ; elle évoque ses désirs et ses plaisirs, la solitude, la lassitude, le vide…

On entend la plainte d’une ménagère « la femme assise », captive de son foyer, qu’elle va déserter du jour au lendemain, abandonnant mari et enfants… Puis la fille de la fugitive donnera le fin mot de l’histoire (…)

Catherine Salvini se saisit avec bonheur de ce poème dramatique, incisif, lapidaire, au rythme lancinant, et elle assemble pour nous les morceaux d’un puzzle, que la mémoire recompose à l’infini. (…)

La pièce de Claudine Galea trouve ici son expression à la fois orale et plastique dans cette belle réalisation qui met en valeur une écriture nerveuse et ciselée. »

[Mireille Davidovici, Théâtre du blog, 5 avril 2015]


« Que seul un chien raconte une femme tiraillée en deux vies : une vie de famille et une vie de voyage (…)

La culpabilité, la trahison, l’appel incessant de l’ailleurs ne la laissent pas en paix. »

[L’Avant-scène Théâtre, n°1385, mars 2015]


« Comme un poème en prose, l’écriture de Claudine Galea dévoile peu à peu ses secrets, et si la souplesse suggérée dans les didascalies avec le slash nous fait penser à Martin Crimp, cette utilisation du “tu” se projette directement sur le lecteur. Comme dans le Nouveau Roman, l’auteure semble donner un rôle actif au lecteur. Puis l’écriture se resserre, toujours aussi aérée et glissant sur la page du livre. Peut-être que le “tu” est en réalité un “je” qui voyage sans cesse (…)

Cette vie d’errance que l’on découvre au fil des pages, est celle d’une mère photographe, les voilà les images qui peuplent cette première partie.

Puis une toute autre écriture, beaucoup plus dense et narrative, opère un changement de point de vue dans “Images II”, celui de la redécouverte clichés réalisés bien des années auparavant, conservés dans une boîte tout en haut de l’étagère. Elle est désormais mère de famille, et lors d’un moment de solitude, elle plonge dans ces clichés. L’écriture se transforme et Claudine Galea crée un effet d’écriture extrêmement cinématographique, où la frontière entre sa réalité et les clichés se brouille.

Ce vertige spatial accompagne un sentiment de culpabilité du personnage, saisissant à la lecture ! Troisième partie : “Magies” et troisième point de vue, celui de l’enfant qui découvre ces photos. (…) »

[Davi Juca, Le Souffleur, juin 2015]

Vie du texte

Le recueil est sélectionné pour le Prix littéraire des lycéens en Île-de-France 2015-2016.


Que seul un chien

Création au Théâtre des Déchargeurs (Paris 1er), dans une mise en scène de Brigitte Barilley, avec Catherine Salvini, le 24 mars 2015.
Puis
— Théâtre de Charenton-Le-Pont, 21 et 22 mai 2015
— Anis Gras, le lieu de l’autre, du 26 au 30 mai 2015


Alliance

Lecture lors des Lundis en coulisse de Gislaine Drahy, Théâtre narration, Lyon, le 25 avril 2016.

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