Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Elles deux

I

Deux filles allongées.

ELLES
Ça sera bien.

Demain ?

Demain oui un jour bientôt. Quand on sera.

Quand on pourra.

Après-demain qui sait mais du moins pas si tard.
Ce sera bien.
Vivement.

Toujours on restera ensemble. Juré craché.

Elle crache

Juré craché si je mens..

Elle crache aussi

Tout pareil ensemble on fera.
Pas forcément main dans la main mais comme on est là, côte à côte et unies.

À se retrouver sans relâche et puis à se parler même de loin.

Il faudra bien se préparer. Ne rien laisser au hasard.

D’ici là on sera prêtes. On aura appris et compris. On sera prêtes.

On ne sait pas encore mais on va bien trouver. Qu’est-ce que c’est que l’on avait dit ? Docteur toi et chanteuse moi non ?

Pas le contraire ?

Peut-être maquilleuse sinon ?

Toi ?

Maquilleuse ou alors comment c’est là, avec les chevaux ?

On a bien le temps. On décidera plus tard.
On ira voir la conseillère et elle, elle nous dira.

Il faudra bien lui expliquer qu’elle sache surtout qu’ensemble on doit rester.

Pas loin quoi. Jamais trop loin.

Qui sait l’une ou l’autre à voyager. Celle chanteuse si ça se trouve.

Pas possible ça. Chanteuse l’une alors et l’autre maquilleuse ou costumière l’une et l’autre à travailler de concert alors.

Il faudra bien tout organiser.

On vivra où ? Ici ou bien ailleurs, plus loin ailleurs ?

Ici. Pourquoi changer ? Même ville toutes les deux, au début studio ou genre et puis quand ce sera la réussite quand l’argent ça ira bien alors on trouvera plus grand.

On partagera.
On se dira bonjour le matin en sortant juste du lit, on sera comme ça échevelées pas présentables mais on dira quelle importance on dira bonjour alors bien dormi ?

Bien dormi oui et toi ?

Réveillée un peu vers trois heures et ensuite bien eu du mal à me rendormir fermer l’œil.

Des tracas des soucis quelque chose qui empêche ?

On se dira tout. Des bêtises des envies des secrets.

On se dira tout. On se parlera encore et encore.

On déjeunera et puis on passera dans la salle de bain du temps.

Devant les placards aussi.

Oui aussi. On choisira ensemble des robes. Nos robes. Celles pour la journée et puis celles pour ensuite le soir une fois rentrée changée. Pour ressortir. Aller en ville.
On sortira.
On dormira peu.
On profitera de la nuit toutes les nuits.

Des robes ? Que des robes ?

Pas comme ça quand on est dame ? Pas comme ça les autres là, ta mère par exemple ?

Des pantalons aussi pourquoi pas, des pantalons des chics des beaux lamés ou genre, repassés même et puis aussi les vieux relâchés du dimanche pour faire tu sais à l’aise traîner et ne rien faire.

On fera ça d’accord.

(…)


II

Autre lieu. L’une et l’autre à distance.
Le père et la mère par là eux aussi.

Pouffe : Glousse je te disais, c’était le nom que je te donnais et personne d’autre ainsi t’appelait ce n’était que pour nous et ceux alentour qui riaient disant entends comment elles se causent ces deux-là.

Glousse : Toi c’était Pouffe et en même temps ceux qui nous connaissaient bien pouvaient dire évident c’est tout elles ça, ça leur va comme un gant ces noms-là, deux noms-là vu que toujours on les entend.

Pouffe : Impossible c’est vrai c’était de s’arrêter garder calme et sérieux toujours à rire sous cape. Glousser oui et puis pouffer.

Glousse : Essayaient bien les autres de faire cela cesser, nous séparer nous tenir l’une et l’autre à distance mais ce n’était que partie remise pas longtemps ça et par dessus les têtes, par dessus les rangées, à savoir l’autre pas loin de et alors exploser de concert.

Le père : Qu’est-ce c’est que l’on entend ce bruit, là, dans la chambre ?

La mère : C’est Pouffe qui glousse on aurait pu dire ou bien c’est Glousse qui pouffe mais on disait plutôt Laisse les donc demain c’est samedi, le samedi elles n’ont pas cours elles peuvent bien cette fois veiller laisse les donc, tu sais comment c’est, comment entre elles cela se passe elles ne peuvent pas s’en empêcher.

Le père : Comment c’est déjà les surnoms qu’entre elles elles se donnent ? Comment c’est déjà qu’elles s’écrivent entre parenthèse sur les lettres qui régulières circulent ?

Pouffe : Souvent chez toi on allait et dans ta chambre on s’enfermait.

Glousse : Souvent oui pour ne pas être voilà dérangées.

Pouffe : Tu t’en souviens le lit dans l’obscurité, la vague lumière dans le couloir sous la porte, la pétoche que l’on avait et comment cela nous faisait de suite rire ?
Glousse : Pas souvenir de ce qui a tant pu toujours nous faire rire un rien, détail ou rien même. La tête de l’un la voix de l’autre. On regardait autour on pensait à des gens, d’autres gens. Personne n’échappait. On se moquait c’est vrai.

Le père : Déjà les lettres. Les enveloppes surchargées de ce qu’à l’intérieur elles avaient encore oublié. Et puis le téléphone. On disait J’ai tenté de te joindre tout à l’heure et c’était occupé. Impossible.

La mère : On disait c’est Pouffe qui parlait avec Glousse.

Le père : Pas bien besoin de dire. Habitués on était.

Glousse : On se voyait à l’école. À la maison parfois, des fois rares chez toi, souvent chez moi et puis on s’écrivait on se téléphonait on répétais des choses dites déjà dites.

Pouffe : On se disait tout. Tout sur tout. Il y avait de quoi faire.

Glousse : Des fois, il n’y avait rien à se dire et on s’écoutait respirer et puis rire.

Le père : Est-ce qu’elles se voient encore ?

La mère : Tu sais bien que non. Réfléchis.

(…)

Distinction

Sélectionné par La Voie des Indés en Languedoc-Roussillon, janvier 2016.

Extrait de presse

« Elles deux est un triptyque du temps : le temps de l’avenir rêvé de l’adolescence d’abord, ensuite celui du passé qui sépare les êtres en chemin et enfin celui du temps de la mémoire qui s’efface.

La vie de deux filles qui ne font qu’une, celle de Pouffe et de Glousse qui disparaît, et celle de « deux vieilles assises » en quête de leurs souvenirs.

Elles deux sont des copines, indissociables, comme des sœurs siamoises de la langue et de la grammaire et de la dramaturgie : Darley écrit pour la première réplique la didascalie ELLES pour désigner ces personnages, reprend souvent l’adverbe « ensemble » ou encore « l’une et l’autre » ; leur donne la parole à travers le pronom « on ».

(…) Et puis surgit un garçon (p.16), figure, silhouette, qui dans les trois parties de la pièce jouera un rôle. Il est celui qui défait le lien si fort entre les deux jeunes filles inexorablement parce qu’il lui faut en choisir une et délaisser l’autre. L’idéal trio (« lui et nous » p.19) ne saurait tenir.

La deuxième partie scelle à son tour la perte, la séparation. D’ailleurs le temps a passé et Emmanuel Darley abandonne le présent pour l’imparfait.

Les deux personnages féminins maintenant portent en didascalies deux surnoms, qui malgré leur écho sonore les individualisent définitivement. Il y a Pouffe, la sage et fidèle, et Glousse, la fugueuse, celle qui disparaît avec des inconnus, des chiens. Fille en treillis, portant des chaussures jaunes. Elle a quitté le père et la mère sans donner de nouvelles après avoir suivi un garçon. (…)

Pourtant dans la troisième partie, elles se retrouvent (c’est le présent de la vieillesse). Elles semblent vivre dans une maison de retraite ou un quelconque établissement pour personnes âgées. (…)

Pouffe a perdu la mémoire, la mémoire de leur jeunesse au point de dire « vous » à son amie. Elle ne fait que dire « je ne me souviens de rien » par deux fois, « je ne me souviens plus de rien, pas de souvenir ». Pourtant Glousse jusqu’au bout s’accroche à ce combat contre l’oubli, tente de percer d’une petite lumière le souvenir d’un jour, elle qui sait si bien raconter les histoires.

[Marie Du Crest, La Cause littéraire, 26 septembre 2016]


« Amies depuis toutes petites, Pouffe et Glousse communient dans la même gourmandise de l’avenir. Leur vie sera forcément l’une des mille histoires qu’elles se racontent. Ce sera la rencontre merveilleuse du garçon, aventure cardinale venue pimenter une suite ininterrompue de tranquilles bonheurs et de conflits pas bien graves.

Or voilà que vole en éclats la tendre complicité des rires étouffés et de la confiance en la vie. Glousse a soudain disparu. (…) »

Emmanuel Darley « donne ici une nouvelle et ultime manifestation de la mélancolie qui habite son écriture. Il ne nous paie pas de mots. Toute espèce de rhétorique est proscrite de cette pièce comme du reste de son œuvre. »

[Fanny Carel, La revue des livres pour enfants, n° 300, avril 2018]

Vie du texte

lecture d’extraits par l’auteur, Librairie Le Haut Quartier, Pézenas, 26 janvier 2015.

lecture d’extraits par l’auteur, Train de Vie (Carine Lacroix et Moreau), Paris, 29 mars 2015.


Mise en voix , dirigée par Béla Czuppon, avec Élodie Buisson, Elsa Hourcade, Hélène de Bissy, Alex Selmane, Mathieu Zabé, lors du Festival Warm up, dans le cadre du Printemps des comédiens, Montpellier, 28 et 29 juin 2018.

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