Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Père et Fils

p. 9 à 13

[Paysage]
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À l’antipode

L’océan
Qui disloque toutes les barques

1
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Une grange. Une table, deux chaises.
Le fils est assis devant une assiette.
L’homme ouvre la porte, reste debout, les bras ballants, dans l’embrasure.

L’Homme. – Les baraquements des hommes des femmes des enfants à perte de vue

Un groupe d’hommes s’avançant vers le départ de la rampe s’est assis contre cette chose métallique et il y a pris la pose pour une photographie et il a ri comme un seul homme

Une petite fille une enfant joyeuse fut photographiée devant l’un de ces wagons

Je suis entré dans les baraques j’en suis ressorti j’ai marché le long des allées avec à perte de vue la forêt

La neige la saleté dans la boue et les barbelés les postes d’observation les points stratégiques de surveillance

Puis la nuit est tombée

D’une telle noirceur

Alors je suis revenu

Le Fils. – Il ne veut encore rien manger Père ?

L’Homme. – J’ai reçu la nourriture de façon mécanique et instrumentale se nourrir ça a toujours fait défaut ça ne vaut plus la peine

J’ai goûté le verglacé de la pluie qui brûlait la gorge autant que le whisky

Une terre morte à perte de vue gelée une pluie glacée

Tu les verrais toutes ces choses Fils de la lisière de la forêt

J’ai eu peur que les arbres cette forêt en train de mourir ne s’écroulent sur moi

Bien entendu que c’est à partir de ces ruines qu’il nous sera possible de la comprendre l’architecture de la violence

Le Fils. – Quoi ?

L’Homme. – Des baraquements bombardés soufflés par des mines à perte de vue

Dans la forêt les femmes les hommes avaient creusé des rigoles d’irrigation

Leurs mains gercées avaient creusé des canalisations

Sous contrôle toujours observés

Après le silence infernal ils avaient finalement travaillé à leurs sépultures aux redressements des pierres

Le Fils. – Tais-toi

L’Homme. – Non

Le Fils. – Tais-toi mange

L’Homme. – Non

J’ai marché de l’autre côté de la grange derrière les allées j’ai traversé la forêt

Tu les as entendus vociférer comme des loups : « Cette saleté de racaille ils sont censés savoir. Ils n’ont pas à se rapprocher de la frontière. »

La carcasse d’une embarcation éventrée sur la plage loin derrière la forêt

Recouverte de bâches goudronnées des filets de pêche y sont pendus comme des corps naufragés

Notre tort sera donc toujours de trop chercher à nous rapprocher de leurs frontières

J’irai voir encore vers la forêt en train de mourir

Le Fils. РManger ̤a ne vaut pas la peine

L’Homme. – Non

Le Fils. – Pourquoi Père ?

L’Homme. – Ça suffit

Un animal fouille déjà en moi

Une frontière Fils ça n’est pourtant qu’une ligne imaginaire

Le Fils. – Viens t’asseoir

L’Homme. – À perte de vue des trous rongés de vermine dans les champs tu les verrais

Le Fils. – Ici la terre est molle devant la grange j’ai sculpté

Le fils dépose sur la table une figurine de glaise.

L’Homme. – Non

Le Fils. – Pourquoi Père ?

L’Homme. – Cette terre ne peut plus être un terrain de jeu

Le fils prend la cuillère sur la table et donne à manger à son père.

Le Fils. – Tais-toi

Mange Père

L’homme se laisse nourrir par le fils.

L’Homme. – Les hommes les femmes cherchaient des graviers et ils les déposaient sur leurs sépultures dans la forêt

Pour qu’à chaque gravier déposé d’autres se souviennent de leur passage

L’homme ferme les yeux puis baisse la tête.

De la lisière de la forêt les champs grillagés de cendres invisibles et sans noms tu les verrais Fils

Le fils recouvre son père d’une grosse couverture.

Le Fils. РIl dort P̬re

L’Homme. – Mes défenses s’affaissent Fils

p. 31 scène 7

7
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Le Fils, dans le filet de p̻che. РMort
Manger la dernière nourriture
Du fin fond de l’abysse
Du fondement Père
Traverser le monde par ses dessous
Ma fin de monde
La fin d’une violence
Toi tu traverseras encore les ruines de l’architecture
Sans nom Père
Parmi les morts
Exilé des vivants interdit toujours
Moi je plonge Père
À la recherche de la dernière nourriture
Poussière et eau
J’ai faim Père
Et ici le silence n’est plus infernal

Extraits de presse

« (…) David Léon dans cette seconde pièce parle sans pathos du destin que partagent des milliers d’hommes et de familles qui quittent Afrique et Moyen-Orient, dans cette période de conflits. Mais son propos est sans aucun doute beaucoup plus universel.

Il a choisi en exergue de son texte de citer le hongrois Imre Kertész, rescapé de la Shoah et son Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, comme si l’humanité était au fond incapable d’affronter sa mauvaise conscience. Les hommes construisent encore et encore des camps pour interner d’autres hommes, établissent de nouvelles frontières infranchissables. »

[Marie du Crest, La cause littéraire, 21 novembre 2013]


Une pièce « qui est “grande” : d’humanité en crise, de révolte, de questionnement, avec une qualité de regard alliée à celle de l’écriture : un remuement énorme où l’inconscient retors joue son rôle ».
[Michel Touraille, comité de lecture du CDN-Théâtre de la Criée, février 2011]


« La pièce en elle-même est un concentré de théâtre contemporain, où y est étudié l’Homme dans toute sa primarité, mais également dans son approche des relations sociales.

La langue de David Léon est belle et propre, sans emphase, et semble être représentative de ce qu’est le théâtre de nos jours. Une langue fluide, dont les quelques bosses donnent de la consistance au propos.

Père et fils est ce genre de pièce courte qui se lit d’une traite, pour découvrir, ou simplement pour plonger au coeur de ce qui se fait de mieux en matière de dramaturgie actuelle. Un beau livre, en somme. »

[Actualités littéraires, canal blog, 7 octobre 2012] après la lecture


« Où sommes nous ? L’odeur de la mort suinte le long des murs. La shoah transpire.
Ils sont deux, dans la clarté mouvante de la flamme : Le père et le fils. Comme un tableau de Caravage...
Qui nourrit qui ? Les rôles semblent inversés. Un fils nourrit son père et lui demande de se taire, comme dans un acte d’autorité adressé à un enfant.
Je vois les baraquements des camps, les grillages, les tours de garde et la foret autour.Traversée , elle ouvre tous les possibles.

(…)

Les camps de la mort sont remplacés par les camps de la mer, à la charnière des frontières. On y entasse tous ces migrants, exclus, en attente, dans des baraquements à Calais, ou en Italie....
Les bourreaux sont les même ; homme ou femme. ils prennent le pouvoir à travers leur poids de grossièreté langagière, et leur prothèse armée au bout de leurs moignons.
Ce fils, ce père, Benjamin, vivants ou morts, nous les reconnaissons. »

[Sylvie Lefrère, Vent d’art, 12 octobre 2012] après la lecture.


« De la difficulté de la filiation. »

[Jean-Michel Potiron, Blog jmp, 24 décembre 2021]

Vie du texte

Lecture par l’auteur et Eric Colonges à La Baignoire, lieu des écritures contemporaines, Montpellier, les 12 et 13 octobre 2012.

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