Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Les gens légers

Première partie : Prendre le train

[Extrait, scène 2, p. 16 à 19]

AILLEURS

Il y a là un homme qui tourne une grosse manivelle, en employant de gros gestes. Pour peu qu’on le voie, on reconnaîtra au ciel un étrange aspect. Il y a maintenant une petite fille qui arrive, à moins qu’elle fût déjà là depuis un moment, dans le dos de l’homme, le regardant faire, le grand technicien manivelleur. C’est une petite fille de sept ans et demi bien sûr.

PETITE FILLE : Qu’est-ce que tu fais ?
HOMME : (imperturbable, pas surpris, rien, même pas peur) Ca se voit... Je rétrécis le ciel.
PETITE FILLE : Ah bon ? (regarde le ciel) J’avais pas vu.
HOMME : Faut ouvrir les yeux.
PETITE FILLE : Pourquoi tu rétrécis le ciel ?
HOMME : Parce que c’est mon travail.
PETITE FILLE : Dis donc, c’est un drôle de travail.
HOMME : Il est très bien ce travail, exactement ce qu’il me faut. (S’arrête de maniveller) Regarde-moi : je ne suis pas beau ?
PETITE FILLE : Si.
HOMME : Tu vois, c’est un beau travail. (Reprend le boulot, pas le tout)
PETITE FILLE : (regardant le ciel) Mais il y a une partie qui a disparu. Le ciel est moins grand qu’avant.
HOMME : Bien sûr le ciel est moins grand qu’avant puisque je le rétrécis. Je viens de te le dire. Faut écouter.
PETITE FILLE : On dirait que c’est pas le même.
HOMME : C’est le même mais en plus petit.
PETITE FILLE : Et où ils vont les gens qui étaient sous le disparu ?
HOMME : Qu’est-ce que j’en sais ? Ils suivent le mouvement, j’imagine. Ils se regroupent, ils s’arrangent. Les gens, c’est pas fou.
PETITE FILLE : Mais ça fait moins de place pour tout le monde.
HOMME : Peut-être bien, c’est pas mon affaire. J’ai assez de complications comme ça. Tu sais comme c’est délicat de rétrécir le ciel ?
PETITE FILLE : Non.
HOMME : Eh bien, c’est délicat. Beaucoup plus qu’un simple tour de manivelle, crois-moi. Faut des calculs, de très longues listes de calcul.
PETITE FILLE : Moi je suis forte en calcul, je peux t’aider.
HOMME : Ah ah, tu es gentille, mais là, tu vois, je travaille.
PETITE FILLE : Dis-moi une multiplication pour voir.
HOMME : Bon, juste une alors...Voyons...2 fois 3, combien ça fait ?
PETITE FILLE : Six millions.

Temps

HOMME : Ah ah, tu es amusante. Et 4 fois 7 ?
PETITE FILLE : Six millions.
HOMME : Bon, faut que tu me laisse travailler maintenant, j’ai pas le temps de plaisanter.
PETITE FILLE : Dis-moi en une autre, plus compliquée.
HOMME : Dis donc, on ne t’attend pas chez toi ? Quelqu’un fort en calcul comme toi, on doit l’attendre avec impatience.
PETITE FILLE : Non, j’ai pas de maison.
HOMME : Tout le monde a une maison.
PETITE FILLE : Non, tes gens sous le ciel disparu, ils ont plus de maison.
HOMME : Ils en trouveront une ailleurs. C’est pas les maisons qui manquent. Allez, rentre chez toi.
PETITE FILLE : Je te dis que j’ai pas de maison.
HOMME : Où tu habites alors ?
PETITE FILLE : Je ne sais pas... J’habite dans le calcul.

Distinction

Pièce sélectionnée par le Comité de lecture de la Comédie-Française et inscrite au répertoire de la Comédie-Française en 2009.

Extraits de presse

Trois pièces de Jean Cagnard viennent d’être publiées. L’occasion de découvrir ce dramaturge-poète qui « s’envole » en écrivant.

Les Gens légers est une pièce pour marionnettes. Au début, il y a un départ en train, puis un homme et une femme observent un petit tas de cendre, ce tas leur faisant penser à plusieurs proches. Il va devenir énorme au fil de la pièce. Peut-être à cause de cet homme qui rétrécit continuellement le ciel avec une grosse manivelle, sous les yeux d’une petite fille qui ne cesse de le questionner. Le démarrage du texte paraît drôle presque tendre, jusqu’à ce que l’on comprenne qu’il s’agit en fait des trains de la déportation. « Comment parler avec une somme inédite de cadavres dans la bouche ? », s’interroge Jean Cagnard, faisant le pari de la poésie pour dépeindre l’âme humaine.

[Laurence Cazaux, Le Matricule des Anges, n°79, janvier 2007]


Espaces 34 propose une seconde édition des Gens légers, sorti en 2006. D’une certaine manière, le texte s’affirme dans un temps suspendu. Il s’agit d’une pièce qui échappe à quelque chose de particulier : elle ne prononce pas, elle n’articule pas ce que certains appellent hâtivement son sujet. L’auteur, en une seule page dense que l’on pourrait nommer « postface », écrit qu’il a effacé le mot shoah parce qu’il ne lui appartient pas. C’est un mot fantôme comme ces étranges voix qui se croisent ici.

Si Cagnard propose bien une liste de personnages, force est de reconnaître qu’ils sont autre chose que des figures définies : homme, femme, homme à la manivelle, petite fille, petit tas de cendres… Ils n’incarnent qu’une sorte de présence-absence au monde. Un train, une cheminée se mettent à parler. Les gens sont légers, comme insaisissables, impalpables. (…)

La pièce fonde son architecture sur celle d’un départ en train (cf. titre de la première partie) auquel répond, à la fin du texte, un retour, en reprenant exactement mot pour mot le même contenu (p.71) ; simplement ce retour est interrogé. Le voyage n’a pas de lieu défini : nous sommes « ailleurs », « quelque part », mais le lecteur, lui, sait.

Il y a des empreintes indélébiles de ce que c’est : le petit tas de cendres, le train où l’on s’entasse, les paroles abominables de violence qui trient, sélectionnent (p.27, p.41, p.62).

Et puis ici ou là des prénoms dont nous savons ce qu’ils supposent : l’oncle Nathan, le cousin Vladek, Schlomo, madame Vojnek.

La faim de l’estomac aussi des épluchures de pommes de terre, les corps entassés, les Sonderkommandos identifiés, et au-dessus de cet enfer sur terre, le ciel qui se rétrécit, la fumée des cheminées et le décompte funeste de six millions.

Les gens légers comme de la cendre, légers comme leurs corps dévastés. La famille (p.19 et suivantes) des parents, du jeune garçon, de la grand-mère d’une manière un peu vertigineuse bouleverse l’ordre des âges : il ne faut pas avouer la vieillesse et la faiblesse qui va avec. Et le tatouage qui égrène ces numéros : 318325, 763111, 427218, 747766 (p.50-1-2-54).

[Marie Du Crest, La Cause littéraire,, 17juin 2020]

Le texte à l’étranger

Les gens légers est traduit en allemand par Silvia Berutti-Ronelt sous le titre Die leichten Leute, et publiée dans la revue Scene 10, Theater der Zeit, octobre 2007.

Vie du texte

Commande de Sylvie Osman et création de Stéphane Bault, compagnie Arkétal, 2003, ainsi qu’aux Subsistances, Lyon.


Lecture par la compagnie du Pas Sage, dirigée par Jean-Paul Sermadiras à l’Ecole des Coteaux, St-Cloud, le 1er novembre 2006.


Lecture au Théâtre du Vieux Colombier, dirigée par Françoise Petit-Pralon, avec les comédiens de Comédie-Française, le 3 juillet 2009

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