Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

En Revanche

Deux personnages : Créon, Ismène. Un troisième muet : Tirésias ; les deux s’adressent alternativement à lui. Ni Ismène, ni Créon, ni Tirésias ne seront nommés, pas plus qu’aucun personnage ou lieu de la légende.
On est à la veille de la guerre des épigones. Ismène a disparu il y a des années, au moment de la mort d’Antigone. Elle revient.

[p. 35 à 37]

— Troisième temps

(Dans la crypte. La scène débute dans le noir. Quand Créon allume les lumières, il apparaît vêtu du costume de la vieille femme et portant le masque de cire.)}

Créon
Va... Va donc... Allez, danse. Ne me fais pas languir... Allez va ! Tu vois, il fait noir et promis, je me bouche les oreilles... Danse, je t’en prie, danse. Quoi, tu ne veux pas ? Réponds, tu ne danses plus ? Réponds. La carpe tu m’en dispenses ! Inutile avec moi. Sois gentille nièce de mon cœur, épargne-nous tes simagrées. Non tu ne l’as pas mangée ta langue, je le sais et même que quand tu veux, tu la retrouves, comme jadis, n’est-ce pas, tout aussi bien pendue ?

Ismène
Tu en as mis du temps !

Créon
Danse ma chérie, danse ! Tu veux que je t’implore ? Il faut te supplier ? Tu étais admirable sais-tu. Si, si, j’ai admiré ! Dérisoire, admiré ! Si peu dire ! Quoi ? Ebloui j’étais, subjugué, comme tout le monde tu sais, tout le monde, les jambes en coton, les tripes en vrilles, le cœur dans quel étau ? Ah du grand art, vrai je t’assure, du prodige ! Et tu as vu l’effet, dans quel état tu les mets, ceux que tu prends dans tes filets, les hommes, les femmes, les jeunes, les vieux, tous, chavirés... Inouï ! Dans quoi tu nous plonges sorcière ? Où vas-tu puiser ça ? À quoi diable l’arraches-tu ? Allez ! Lève-toi, je t’en prie, debout, édifie-moi encore, j’en ai tellement besoin, danse ma colombe, danse !

Ismène
Tu en as mis du temps ! Tu attendais quoi ? Je t’ai connu plus sourcilleux mon oncle, holà, plus intransigeant ; si à cheval sur tes décrets. Tu vieillis ? Tu doutes ? Non ! Allez ! Qu’importe, enfin je te retrouve. Toujours cet homme de parole. Moi aussi, en son temps tu m’as promis le cachot, tu t’en souviens, tu inaugurais ton règne ; sur ma sœur et sur moi tu te faisais la main.

Créon
Ah ! C’est le grand air qui te manque ! Bien sûr ma petite vagabonde, l’espace, bien sûr, tu pythonises dans tes pantomimes, tu as besoin des esplanades. Il te faut la terre sous tes pieds, le fumier encore mieux ; sur ta robe, à plein nez, le suint sauvage et, au-dessus de ta tête, le regard des dieux, derrière, dans leurs temples.

Ismène
Tu en as mis du temps ! Le peuple sous ton charme et plus personne à redouter c’est ça ! Plus personne pour disputer ton pouvoir. Eradiquée la dynastie funeste. Tu les as tous enterrés et moi aussi, dans l’oubli, plus profond encore que l’oubli. C’est quoi mon oncle le mot plus profond que l’oubli ?

Créon
Tu as tort petite.

Ismène
Rien à craindre majesté, non plus rien à craindre, tu peux faire le magnanime... et surtout pas de moi, surtout pas, tellement insignifiante, la fugueuse et assez folle pour revenir. Folle, tu le disais toi-même, tu t’en souviens, folle, folle ma sœur et moi. Mais moi pas pareil hein ! Benette c’est ça, écervelée plutôt, non ? Ou vaurienne et traînée, vénale si ça se trouve. Tu t’es dit tiens c’est elle !
La revoilà. Dans quel état grands Dieux, dans quel état. Oh ! Mes aïeux, jusqu’où elle est tombée et comment ose-t-elle et qu’est-ce qu’elle manigance ? Attendons, le peuple s’en amuse, laissons venir, il va bien s’en lasser, elle va bien se trahir, laissons. C’est ça que tu t’es dit et tu as savouré ta grandeur mon oncle, tu as retenu ton bras.

Créon
Tu as tort fillette. Là pour le coup tu devrais le clouer ton joli bec, silence ! Et puis danser, je te dis, danser. Si tu savais, le public que tu tiens là ! L’excellent public ! Unique, incomparable je t’assure ! Nulle part, nulle part au monde tu ne pourras en trouver de plus raffiné, de mieux averti. Rends-toi compte : rien que des morts. Le seul public digne de toi. Regarde.

Extraits de presse

« L’originalité d’En Revanche, c’est de s’être glissé dans la légende par « la petite porte », celle où les héros ne sont pas montrés comme tels, mais sont presque oubliés, où l’humain domine. [...] Les deux protagonistes ont mené tout deux un combat contre l’autorité et contre leurs proches [...] Les dieux ne sont plus là pour jouer leur rôle. Le troisième personnage, lui, est une femme aveugle et sans voix... Elle sait tout, mais cette fois, ne dit rien. »
[La Montagne, 23 février 2004]


« En Revanche revient à la genèse du théâtre. Car à l’origine, dans la démocratie athénienne, cet « art du geste » est tragédie. Il met en scène le quotidien dans sa partie la plus insupportable pour l’ego de chaque individu et vise à libérer l’homme de ses pulsions négatives [...]

D’aucuns verront peut-être dans cette pièce une référence touchant à l’actualité même, ou le principe de la « Guerre juste », le « jus ad bellum » développé par Saint-Thomas-d’Aquin. « Je voulais le bien, l’équité, la raison, éradiquer le destin », se lamente le prince. Voilà toute l’absurdité de la « guerre juste » ou le principe d’imposer le bien par la force, quel qu’en soit le prix... »

[La Montagne, Bernard Martin, 12 juillet 2004]

Vie du texte

Création en juillet 2004 dans le cadre du Festival « Marcheurs du Val » par la compagnie Cazulinha dans une mise en scène de l’auteur et du plasticien Pierre Della Giustina.

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