Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Les anges de Massilia

[p. 21 à 23]

— Rencontre

(Sur les quais interdits des douanes, à quelques mètres du Saint Antoine, toujours le même soir, sous un réverbère faiblard.)

Anémone, se sentant observée :
On se connaît ? Si on se connaît, faut le dire.
(La fiancée du Second fait non de la tête.)
Ah bon.

(Un temps.)

La fiancée du second :
J’attends mon fiancé.

Anémone :
Moi aussi. (Un temps.) C’est pas le même, j’espère.

La fiancée du second :
Ça m’étonnerait.

Anémone :
Ça m’étonnerait aussi.

(Un temps.)

La fiancée du second :
Il est marin sur le Saint Antoine.

Anémone :
Parce que tu crois que le mien est concierge au Mont de Piété ? Si je suis là ! (Un temps.) Léon.

La fiancée du second :
Jérôme. Officier.

Anémone :
Eh bien voilà, l’orage s’éloigne. (Un temps.) Dis-moi, c’est bien ton homme que tu cherches ici ? J’ai des copines, des professionnelles, le travail au noir elles supportent pas. Des teigneuses en plus. (Moue pincée pour réponse.) Oui ! Évidemment c’est pas le genre de la maison.

(Un temps.)

La fiancée du second :
Il paraît que...

Anémone :
Y paraît que quoi ?

La fiancée du second :
Rien.

Anémone :
Bon.

La fiancée du second :
Il y a des hommes malades sur le Saint Antoine.

Anémone :
Malades ! Quatre morts si tu veux du vrai.

La fiancée du second :
On m’a dit trois.

Anémone :
Quatre !

La fiancée du second :
Comment vous savez ?

Anémone :
Je connais du monde. (Se sentant observée.) T’as du fil ?

La fiancée du second :
Non.

Anémone :
Alors regarde ailleurs.

La fiancée du second :
Excusez-moi.

Anémone :
Y’a pas de mal.

La fiancée du second :
C’est long.

Anémone :
Oui.

La fiancée du second :
Et les morts...

Anémone :
Devine ! Que des concierges, c’est bizarre, non ! (Un temps.) Te fais pas de soucis, t’es gourde mais gentille ! Tu me fais rire avec tes airs enfarinés. Quatre morts, ça fait du bruit comme ça, mais ils sont peut-être cent sur ce rafiot.

La fiancée du second :
Trente-huit exactement.

Anémone :
Cent je te dis ! Je connais du monde. Ton homme est debout, t’as attendu cinq mois, tu tiendras bien une heure. Dans bientôt tu seras sous les draps, au lit avec l’officier... Chut, discrétion, voilà le gratin : on sort de la lumière, ne jamais oublier qu’ici on est sans permis de séjour. Suis-moi dans l’ombre ma belle, nos anges sont de retour.

(Elles s’éloignent à l’arrivée du Préfet.)


[p. 41 à 46]

— Registre

Le Docteur Ferdinand :
Vous avez la manie de baisser les yeux, Chataud.

Chataud :
Je n’ai pas à vous répondre.

Le Docteur Ferdinand :
En deux jours j’enterre deux clients qui sont tous venus renifler autour de votre bateau. J’ai le plus grand doute sur le caractère contagieux de la maladie. Autrement dit, c’est la peste. Enfin, c’est un moulin ici, on entre, on sort, il suffit de glisser un billet au bon endroit au bon moment, ça circule, courant d’air !

Chataud :
Pas de ma responsabilité.

Le Docteur Ferdinand :
Et lorsque je demande à voir le médecin de bord, vous me répondez qu’il n’est pas là. Pas responsable non plus, Chataud ? (Un temps.) Il n’est pas là ? Et où est-il ?

Chataud :
Je n’ai pas à vous répondre.

Le Docteur Ferdinand :
S’il y a quarantaine pour l’équipage, il y a aussi quarantaine pour Grasset... Donc il est là... petit cachottier.

Chataud :
Vous cherchez quoi là ! Hein ?

Le Docteur Ferdinand :
La merde.

Chataud :
Écoutez... Vous êtes médecin ? En tant que médecin vous avez accès au registre sanitaire. Tout y est. Rien d’autre à vous dire.

Le Docteur Ferdinand, sortant le document :
Ça ?

Chataud :
Vous êtes informé.

Le Docteur Ferdinand :
Ça ?

Chataud :
Ça !

Le Docteur Ferdinand :
Parlons-en. Le dernier mouillage est à Chypre, n’est-ce pas ? Jusque-là pas de problème. C’est entre Chypre et ici que vous déclarez les premiers malades, puis les premiers morts ; parmi eux Tranvin.

Chataud :
Exact.

Le Docteur Ferdinand :
Mais lorsque vous arrivez ici c’est Grasset, l’Arlésienne, infirmier de son état, qui est responsable sanitaire.

Chataud :
Alors ?

Le Docteur Ferdinand :
Alors, comment il est arrivé Grasset sur ce bateau si vous n’avez pas fait escale après Chypre ? En montgolfière ? Vous croyez à la magie ? (Un silence.) Ce torchon a été réécrit ici, Chataud. Vous le savez, comme vous savez qu’après Chypre vous avez fait escale en Italie. Torante ? Gênes peut-être ? L’équipage était malade et Tranvin savait de quoi il s’agissait, et il vous l’a dit avant de mourir. (Montrant le document.) « Forme de choléro-typhus » ? Mon cul ! Un interne reconnaîtrait la peste bubonique à l’odeur et Tranvin était un toubib d’expérience, il avait suffisamment d’expérience pour ne pas hésiter là-dessus. Un médecin ne se trompe pas pour diagnostiquer la peste, un classique, Mozart de la médecine, c’est comme si tu savais plus le cul de la tête sur ton bateau. Alors il t’a confirmé sur ce que tu savais déjà et vous vous déroutez sur la côte italienne, Sardaigne ? Tunisie peut-être ? Pour déclarer l’état sanitaire et protéger l’équipage ? Non. Tu te contentes d’embarquer ce Grasset, l’Arlésienne, et quelques antibiotiques sans doute ? (Un temps.) Tu vois, capitaine, rien n’est clair sur ce bateau. À part la peste et de l’huile d’olive, qu’est-ce qu’il y a sur le Saint Antoine ? Des femmes nues dans les cales ? ou des nègres enchaînés ?

Bellefy, apparu accompagné de sa femme très en retrait, sur la fin du monologue du médecin :
L’infirmer Grasset fut embarqué en Syrie bien avant Chypre. Si le docteur Tranvin ne le signale pas dans son registre, c’est peut-être un oubli, certainement une volonté de s’en tenir au plan strictement médical. C’est un choix qui vous siérait bien, docteur. Mais peut-être vous prenez-vous pour « Rouletabille » ? Vous seriez mal inspiré, ce que j’avance je peux le prouver. Devant ceux qui ont autorité à me demander des comptes. Bien sûr. Monsieur Chataud, vous n’êtes pas sans savoir que ce n’est pas le cas du docteur Ferdinand. Il bluffe, le docteur. C’est un curieux, un maniaque. Je voudrais m’entretenir quelques instants, capitaine.
(Chataud va se retirer.)
A l’avenir, Chataud, évitez les interviews, vous passez mal à la radio
(Le capitaine sort.)
Dois-je vous rappeler que l’accès au registre est le seul domaine où...

Le Docteur Ferdinand :
Tu me dis vous maintenant ?

Bellefy :
Un médecin peut avoir légalement accès au registre.

Le Docteur Ferdinand :
Et l’infirmier, Bellefy, il est où ?

Bellefy :
Je disais le seul domaine où un médecin extérieur au service...

Le Docteur Ferdinand :
...peut accéder de plein droit...

Bellefy :
...sans autorisation du directeur des douanes.

Le Docteur Ferdinand :
Tu frimes, Bellefy.

Bellefy, qui explose :
Et toi, tu as la belle gueule de ceux qui vous enfoncent leurs talons dans les dents quand on est déjà K.O. par terre et au nom de la bonne cause en plus. Je supporte pas le genre, tu vois ça me pousse à la frime.

(Un temps.)

Le Docteur Ferdinand :
Est-ce que tu as déjà vu un agonisant atteint de la peste ? Moi, deux hier. La douleur Bellefy, la douleur.

(Ils se regardent longuement. Au fond apparaît la silhouette élégante de la femme de Bellefy.)

Mme Bellefy, comme si elle venait d’être insultée :
Je rentre.

(Elle disparaît.)

Le Docteur Ferdinand, après l’avoir saluée sans retour :
C’est ta femme ?

Bellefy :
Oui.

Le Docteur Ferdinand :
Félicitations.

Bellefy :
Y’a vraiment pas de quoi. (Un long temps.) Tu veux que je t’aide.

Le Docteur Ferdinand :
Oui.

Bellefy :
Pourquoi ? Parce que tu étais demi-centre et moi inter dans la même équipe ? Ou parce que tu m’as passé tes antisèches au brevet ?

Le Docteur Ferdinand :
Bellefy, je suis pas venu ici pour t’enfoncer.

Bellefy :
Commence pas à miauler. Ça me rappelle le collège. Je t’ai jamais beaucoup aimé, Ferdinand. Ciao.
(Il lui fait signe de partir. Le médecin s’exécute.)
Le Préfet a été saisi de l’affaire. Il réunit une commission. Demain. Pour voir les mesures. Tout ça. Je ferai en sorte que tu en sois. Tu en seras ?
(Le docteur Ferdinand sort en silence.)


[p. 47 à 49]

— Madame

Je lui ai dit : « Tous ils se préparent à partir, villa, résidence de campagne, nos amis bien informés. Ceux qui savent. Aujourd’hui, garde-à-vous au service de l’État, mais derrière les valises claquent. Dispositions prises. Pour la fuite. »

Il m’a dit : « Des mesures draconiennes, la maladie enrayée bientôt. »

« Personne ne peut rien faire maintenant. Tu ne crois même pas à ce que tu dis. »

Il m’a dit que lui ne pouvait pas s’en aller. Je savais pourquoi.

« Le Saint Antoine ? Toi, tu sais maintenant. Une chance : garde le regret des morts et sauve ta vie. »

Alors il a appuyé son front sur la vitre, il m’a dit : « Si c’est ce que tu veux me faire dire, ta place est ici avec moi. » Je pense qu’il voulait dire : « Si tu m’aimes, ta place est ici avec moi. » (Un temps.) Je n’aime pas mon mari et j’ai peur. (Un temps.) Plutôt je n’ai jamais aimé suffisamment mon mari pour lui être fidèle ou vouloir des enfants. Pour avoir une vie avec lui. Une vie avec lui, autre chose que madame la femme du directeur des douanes, la bourgeoise d’un arriviste. Alors aujourd’hui je ne l’aime pas assez pour apprivoiser ma peur et rester avec lui.

(Un temps.)

Cette peur ne s’apprivoise pas.
C’est un œuf dans le ventre et qui grossit. Comme un œuf. Je ne vois plus personne, ce que je mange est bouilli, insipide, sans odeur, oh ! je ne suis pas sotte au point de ne pas savoir que tout cela est dérisoire ou démesuré : je connais parfaitement les mécanismes de transmission de la maladie. Mais j’ai peur.
Je vis avec l’absolue conviction que ça va se propager comme une traînée de poudre. Je vis avec l’absolue conviction que même terrée ici comme un rat, elle viendra me chercher. Mon mari, quand il rentre, il m’est totalement impossible de lui parler en face. Je préfère lui faire croire que c’est la gêne qui me fait me détourner, mais je n’ai pas honte, j’ai simplement peur que le contact de son haleine m’infecte. (Amusée.) Monsieur le directeur se trimbale dans cette maison avec un verre de ciguë qu’il cherche à me glisser dans l’oreille. Il faut se méfier de tout, ne pas s’attendrir, ne pas s’assoupir, ne pas dormir.

(Progressivement, madame Bellefy perd légèrement contact avec la réalité en avançant dans sa narration.)

Peut-être, demain matin, la ville sera en quarantaine. Je sais que même à notre époque, on en passera par là. J’ai de l’argent, beaucoup. Douanes et douaniers s’achètent, je suis bien placée pour le savoir. Je payerai. À quoi sert l’argent s’il ne nous protège pas ? S’approprier des parures ?
L’argent vaut beaucoup plus. La ville est déjà fermée ? Je sors et j’achète. Je dis : « Prenez, je pars, il faut de tout dans une famille ». Et je le fais sans honte parce que rien ne peut me forcer à partager ce malheur qui n’est pas le mien. Je laisse tout, ma vie que je garde. Les bestioles feraient exactement la même chose, je suis une petite poule de luxe qui fuit dans un trou de souris... Et si un jour je dois m’arranger avec cette histoire, j’aurai la vie entière pour la réécrire. Les morts se taisent.

(Pour la première fois on sent chez elle une détresse profonde. Dans une langue étrangère, comme une prière.)

Oh mon ange, regarde-moi. Laisse ta main sur mes cheveux et ne détourne jamais ton visage. J’ai besoin que tu m’emmènes plus loin, j’ai besoin de ton souffle au-dessus de ma tête. Prends ma main et montre-moi. S’il te plaît. Aide-moi. Aide-nous.

(Un temps, de nouveau en français.)

Aujourd’hui, dans un silence de mort, je décompte les secondes qui me séparent de la vie.

Extraits de presse

« Il ne faut pas restreindre cette pièce au Sida mais l’étendre à la maladie au sens très large avec tous les aspects de l’exclusion et de la solitude. [...] C’est en véritable auteur de théâtre, c’est-à-dire en faiseur d’émotions, qu’il a appréhendé le sujet. »

[Le Progrès, octobre 95]


« Une pièce colorée, vigoureuse, un vrai texte de théâtre. »

[Daniel Benoin]


« S’il est commun, voire rebattu d’évoquer dans les médias le drame du sang contaminé ou le fléau du sida, rares sont les œuvres de fiction qui en rendent compte (...). Le théâtre, lui, s’attaque encore plus exceptionnellement à de tels sujets (...).
Hélène Cixous et Ariane Mnouchkine - l’une pour le texte, l’autre pour la mise en scène - s’y étaient essayées voici quelques mois dans La Ville parjure.

Gilles Granouillet reprend ce flambeau et nous propose une fable sur le sida à la fois tendre et cruelle, ridicule et désespérée. Loin d’un manichéisme trop appuyé - à l’exception notable de la figure particulièrement cynique du préfet - il refuse les dénonciations explicites, rejette le portrait charge, pour choisir une approche du fléau plus symbolique que polémique, comme détournée. La peste lui sert ici de métaphore, comme elle a servi autrefois à Albert Camus.

La loi du profit avant tout, la corruption instituée en règle, la bêtise érigée en principe, le scandale de la mort des enfants et l’acharnement des médecins (qu’il s’agisse de Rieux ou de Ferdinand) à les sauver malgré tout, à les garder du bon côté de la vie, assurent le lien entre les deux textes...

Faisant alterner, en vingt et une séquences, scènes de groupe et monologues, Gilles Granouillet, avec Les anges de Massilia, fait monter sur les planches toute une société comme un miroir tendu à la nôtre. »

[Midi Libre, supplément 21-27 février 1996]

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